Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T15.djvu/189

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
181
SUR LES LIBELLES DIFFAMATOIRES.

Voici l’une de ses réflexions : « Il n’y a qu’une seule chose qui fait tort à celui qui l’écrit, c’est qu’il n’est pas entièrement le maître de son ouvrage, et que soumis à des ordres supérieurs, il ne peut dire la vérité avec la sincérité qu’exige l’histoire. Si on lui accordait ce point-là, nous n’aurions pas besoin d’autres historiens [1]. » Il y a un peu d’hyperbôle à la fin de ce passage ; mais, quoi qu’il en soit, on va à la grande source du mal. Les nouvellistes hebdomadaires, ou de tel autre période qu’il vous plaira, plus long ou plus court, n’oseraient dire tout ce qu’ils savent. Il leur en coûterait trop ; car pour ne rien dire des châtimens qu’ils pourraient craindre de la part des supérieurs, ils verraient diminuer le débit de leurs imprimés, et ils se feraient haïr comme des personnes mal intentionnées, et en quelque façon ennemies du bien public. On ne veut pas qu’ils mentent grossièrement en faveur de la patrie ; mais s’ils le font avec esprit, et avec des conjectures et des réflexions également ingénieuses, flatteuses, malignes, on les loue, on les admire, on les aime et l’on court après leurs ouvrages. Ainsi ce n’est pas pour néant qu’ils suivent l’exemple de cet ancien poëte comique qui ne se proposait que de plaire au peuple.

Poëta cùm primun animum ad scribendum appulit
Id sibi negotî credidit solum dari,
Populo ut placerent quas fecisset fabulas [2].

(C) La politique... que quelqu’un a définie, artem non tam regendi quàm fallendi hominem. ] Gui Patin rapporte cette définition, après s’être un peu moqué des jubilés. Voilà de nouvelles brigues dans Rome, qui s’en vont nous donner un nouveau pape, et ensuite pro jucundo adventu ad papatum, un nouveau jubilé. Le vin nouveau de l’an présent, qui est un jus tiré de la vigne, produira de plus sensibles effets dans la tête des hommes, que cette nouvelle dévotion, qui, en son espèce, ne revient que trop souvent, ab assuetis non affiscimur : il n’en faut pas tant pour être trouvé bon, mais le monde est fait ainsi, populus vult decipi : feu Monsieur l’évêque de Bellai, messire Jean Camus, digne et savant prélat, s’il en fut jamais, disoit que politica ars est non tam regendi quàm fallendi homines : je lui ai ouï dire une fois cela dans sa chambre, l’an 1633 ; mais je m’en suis plusieurs. fois souvenu depuis [3]. Cette lettre de Patin est datée du 13 de décembre 1669. Il n’avait pas ainsi rapporté les paroles de cet évêque, dans une lettre du 8 de mai 1665 : voici à quelle occasion il les allégua : On a mis depuis trois jours à la Bastille six écrivains qui gagnaient leur vie à faire et à écrire des gazettes à la main, hominum genus audacissimum, mendacissimum, avidissimum, ut faciant rem, etc. Ils mettent là-dedans ce qu’ils ne savent, ni ne doivent écrire. On a imprimé ici, fait vendre et débiter, et crier fortement par les rues, la Bulle de notre saint père le pape, contre les jansénistes, et trois jours après on l’a défendue, et même, ne quid deesset ad rationem veræ fabulæ, on a publié, et fait courir le bruit, que le commissaire avait chargé de faire mettre en prison l’imprimeur, s’il eût été trouvé en sa maison. Feu M. l’évêque de Bellai, qui a été un homme incomparable, m’a dit, en 1632, politica est ars tam regendi quàm fallendi homines, et tout cela n’est point d’aujourd’hui ; c’est le même jeu qui se joue, et que l’on jouait autrefois ; c’est la même comédie et la même farce ; mais ce sont des acteurs nouveaux : le pis que j’y trouve, c’est que ce jeu durera long-temps, et que le genre humain en souffre trop [4]. Chacun voit la différence qui se trouve entre la première et la seconde définition de la politique : la seconde est plus honnête que la première, mais ni l’une ni l’autre ne tournent au déshonneur des maîtres de l’art, puisque ce qu’ils en font a pour but le bien public, à quoi ils ne sauraient parvenir sans imiter ce que font les médecins envers les malades. Si vous voulez voir le jugement de Gui Patin sur la gazette imprimée, lisez ceci : Il ne se

  1. Vigneul-Marville, Mélanges d’Hist., tom. II, pag. 198, édit. de Hollande.
  2. Terentius, in Prologo Andriæ.
  3. Patin, Lettre DIII, p. 479 du IIIe. tome.
  4. Le même, Lettre CCCLVI, pag. 61 du même volume.