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ZUÉRIUS.

après ses sermons, a publié un écrit où il nie qu’il ait prêché l’hérésie dénoncée, il est plus digne de foi que ne l’est le dénonciateur.

Cette objection est plausible, et peut frapper dès aujourd’hui les étrangers ; mais eux et nos descendans éviteront sans beaucoup de peine toute surprise, s’ils considèrent les deux choses que je m’en vais proposer.

La première est que cette objection prouve trop ; car si elle était bonne, M. Jurieu n’aurait pas dit publiquement les choses dont j’ai parlé ci-dessus, et n’oserait pas avancer dans les synodes plusieurs faussetés dont on le convainc sur-le-champ, comme M. Saurin, témoin oculaire, le lui a reproché à la face du public [1]. Cinquante ministres et autant d’anciens plus ou moins, dont on est environné entre quatre murailles durant les séances d’un synode, sont plus à craindre qu’une multitude de peuple répandue dans une grande ville ; ils sont, dis-je, plus à craindre pour un ministre qui ose nier une vérité connue.

En second lieu, la plus nombreuse partie des auditeurs n’est pas capable de certifier si un ministre a prêché les propositions qu’on dénonce, ou celles qu’il reconnaît avoir prêchées. Ils n’ont pas assez d’attention, ou assez de pénétration, ou assez bonne mémoire, pour pouvoir répondre qu’il y a eu des restrictions, qu’il n’y a point eu telles ou telles modifications dans la doctrine prêchée. Ainsi un ministre se peut tenir en repos à l’égard de la plus grande partie de son auditoire ; il peut s’assurer qu’il niera impunément qui ait prêché ce qu’il a prêché ; il peut le déguiser comme bon lui semblera, sans craindre les suites. Pour ce qui est des auditeurs intelligens, ils seraient à craindre ; mais M. Jurieu est sur un pied à ne les point redouter.

Il a prévu de loin ce qui lui est arrivé ; je veux dire qu’il se ferait beaucoup d’ennemis : c’est pourquoi il a eu l’adresse de se fortifier plus soigneusement qu’on ne fortifie les villes frontières les plus exposées. Il a témoigné un zèle plein de fureur pour la ruine du papisme, et pour celle de la France [2]. Il a insulté et brusqué tous les sectaires de Hollande, tant sur le pied d’hérétiques que sur le pied de républicains, afin de se faire un mérite de leur être devenu odieux. Il a fait une grande parade de son crédit : et ayant persuadé à ses émissaires que ce n’est pas un crédit de médiation, mais un crédit primitif et de la première main, ceux-ci ont répandu cette nouvelle de maison en maison ; de sorte que ceux qui composent l’auditoire de M. Jurieu sont persuadés qu’il peut faire beaucoup de bien à ceux qui lui sont dévoués, et beaucoup de mal à ceux qui lui sont contraires [3]. Je suis persuadé que par une gasconnade fine et adroite il a agrandi l’idée de son pouvoir ; mais il est certain qu’il a de puissans patrons, qui par maxime d’état le tireront des plus mauvaises affaires où il se saurait engager. De là vient qu’il n’y a presque personne qui n’évite soigneusement d’encourir son indignation. Il le sait bien, et c’est pourquoi il ne s’est guère mis en peine si deux ou trois cents particuliers étaient convaincus qu’il niait la vérité en démentant le dénonciateur. Il était très-assuré que personne ne se porterait pour témoin contre lui : il sait que les fidèles sont persuadés qu’il faut cacher les fautes de ses pasteurs comme Sem et Japhet couvrirent la nudité de leur père. Il a tant de fois dit et répété que l’on ne peut le flétrir sans faire tort à l’église, qu’il l’a persuadé à un très-grand nombre de gens. Il a représenté tant de fois, d’une manière si pathétique, qu’il avait usé ses forces au service de la cause, et qu’il ne faisait plus que traîner une vie languissante pour avoir sacrifié au bien de l’église ses veilles et ses travaux, que la plupart de ses confrères sont

  1. Dans la préface de son Examen de la théologie de M. Jurieu, pag. xxxx, 4. Voyez ci-dessus la fin du numéro XIX.
  2. On ne donne ici qu’une partie des moyens par lesquels il s’est rendu formidable. On ne sait pas les autres, ou on ne les sait que par ouï-dire ; et quand on les saurait, il ne serait peut-être pas de la prudence de les publier. On n’est pas écrivain d’anecdotes.
  3. Il y a des exemples de l’un et de l’autre ; et cela persuade plus que ne font les vanteries. On sait qu’il a eu l’adresse de devenir une espèce d’aumônier, je veux dire le distributeur de plusieurs sommes que d’autres destinent à des usages pieux. C’est un grand leurre pour se faire des créatures.