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ZUÉRIUS.

comme n’étant pas trop intelligible, et enfin comme ne pouvant être appliquée partout. « Car, par exemple, dit-il, elle ne peut pas être appliquée à ceux qui font souffrir le dernier supplice à un criminel. » Il n’eût pas été facile de rendre un meilleur témoignage que celui-là à la bonne foi du dénonciateur. Il a dit que l’une des objections que M. Jurieu a rejetées avec des airs les plus dédaigneux, est celle qui porte qu’il faut faire la guerre à l’erreur et au vice, et avoir néanmoins de la charité pour la personne du pécheur. M. Jurieu ne convient-il pas de ce fait, puisqu’il avoue qu’il a rejeté cette objection comme trop subtile, comme peu intelligible, comme non applicable aux juges qui punissent les criminels ? Dans le style de la dispute, ceux qui rejettent une distinction comme trop subtile et trop obscure, ceux qui la rejettent comme fausse et chimérique, ne différent que quant aux manières de s’exprimer. Les premiers se servent de termes honnêtes, et d’une espèce de compliment ; les autres ont un langage incivil ; mais au fond les uns et les autres forment la même pensée ; et il est certain que les distinctions des logiciens hibernois ou espagnols n’ont point de plus grands défauts d’être intelligibles, trop abstraites, et trop susceptibles d’exception. Ajoutez que si la distinction entre le crime et la personne du criminel n’a point lieu dans les tribunaux des juges, elle n’en saurait avoir ailleurs, va qu’il n’y a point de gens au monde qui soient autant obligés de renoncer à toute passion personnelle contre un criminel, que ceux qui le jugent. Je renvoie mon lecteur à M. Saurin[1], et me contente de dire que la réponse de M. Jurieu, sur les deux principaux dogmes qui avaient été dénoncés, forme contre lui un préjugé qui n’a guère moins de force qu’une bonne preuve.

Si l’on veut multiplier les préjugés contre lui, on n’a qu’à marquer les endroits de ses réflexions où il agit de mauvaise foi.

XI. C’est agir de mauvaise foi, et avec un esprit séditieux et persécuteur, que de dire que celui qui le dénonce est socinien et anabaptiste par rapport aux magistratures et à la guerre. Le dénonciateur s’était contenté de dire que les préceptes de Jésus-Christ et les maximes de la charité sont crues et enseignées par ces mêmes hérétiques qui combattent la trinité, l’incarnation et la prédestination. Cela signifie-t-il que l’on approuve ce qu’ils enseignent sur la guerre et sur les magistratures ?

XII. C’est agir de mauvaise foi que de dire qu’il fut obligé de prononcer les deux sermons, afin de réfuter entre autres maximes celle-ci, que la charité ne permet pas que l’on chagrine personne sous prétexte de piété et de religion, et que l’on ne doit pas inquiéter les hérétiques en qualité d’ennemis de Dieu. Il prononça ces deux sermons afin de réfuter ce que l’un de ses collègues avait prêché depuis peu. Or il est bien certain que ce collègue n’a jamais ni dit ni cru qu’il ne fallait point chagriner ou inquiéter les hérétiques. Il est fort persuadé qu’il faut écrire contre eux, démonter leurs chicaneries, les pousser vivement sur leurs sophismes, et faire paraître leur système aussi faux et aussi absurde qu’il l’est ; toutes choses qui ne peuvent que chagriner et qu’inquiéter les hérétiques.

XIII. C’est agir de mauvaise foi que d’appeler preuve de commerce avec la cour de France, ce qui s’est passé au sujet de certaines lettres que M. Jurieu avait écrites à M. de Montausier. Les ennemis de M. Jurieu ont eu la copie de ces lettres et de celles que M. de Montausier lui répondit, et s’en sont servis pour le chagriner, ou pour le démasquer, comme ils parlent[2]. Ils en ont donné quelques extraits au public, qui témoignent qu’il faisait des complimens au roi de France tout-à-fait flatteurs et diamétralement contraires au langage qu’il tenait ici, et en conversation, et en chaire, et dans ses livres. Le dénonciateur toucha ce fait en passant. Cela mit fort en colère M. Jurieu : il soutint que ces messieurs, en produisant ces extraits

  1. Examen de la Théologie de M. Jurieu, tome II, pag. 807 et suiv.
  2. Voyez la Cabale chimérique, pag. 51 et 52, de la nouvelle édition, et la Lettre de M. de Beauval, sur les différens de M. Jurieu et de M. Bayle, pag. 35, 36.