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TURLUPINS.

par l’oraison mentale ; mais ce qu’il y avait de plus choquant dans leur secte, était qu’ils allaient nus (A), et qu’à l’exemple des cyniques, ou plutôt à l’exemple des bêtes, ils faisaient l’œuvre de la chair en plein jour devant tout le monde [a]. Ils prétendaient que l’on ne doit avoir honte d’aucune partie que la nature nous ait donnée. Nonobstant ces extravagances profanes, ils affectaient de grands airs de spiritualité et de dévotion, afin de se mieux insinuer dans l’esprit des femmes, et puis de les faire donner dans le piége de leurs désirs impudiques [b]. Car voilà l’écueil de toutes les sectes qui se veulent distinguer par des paradoxes de morale : approfondissez les visions des illuminés et des quiétistes, etc., vous verrez que si quelque chose est capable de les démasquer, c’est la relation au plaisir vénérien ; c’est l’endroit faible de la place ; c’est par-là que l’ennemi donne l’assaut ; c’est un ver qui ne meurt point, et un feu qui ne s’éteint point. Ce fut sous le règne de Charles V que ces hérétiques parurent en France [c] ; leur principale scène fut en Savoie et en Dauphiné. On fit bon devoir d’en purger le monde (B). Il n’est pas aisé de trouver la vraie cause de leur nom. Vignier [d] le dérive de ce qu’ils ne demeuraient que dans des lieux exposés aux loups. Ils affectèrent de se nommer la fraternité des pauvres, comme du Tillet [e] et Gaguin [f] l’ont remarqué.

  1. Cynicorum Philosophorum more omnia verenda publicitùs nudata gestabant, et in publico velut jumenta coïbant, instar canum in nuditate et exercitio membrorum pudendorum degentes, Gerson, apud Prateolum.
  2. Gerson, apud eundem.
  3. Mézerai, Abrégé chronolog. tom. III, pag. m. 227, édition de Hollande.
  4. Ad. ann. 1159.
  5. Chronique des Rois de France ; sous Charles V.
  6. Vie de Charles V.

(A) Ils allaient nus. ] On ne saurait assez admirer qu’une semblable fantaisie ait été si souvent renouvelée parmi les chrétiens. Le paganisme ne nous fournit que la secte des cyniques qui ait donné dans cette impudence ; encore faut-il reconnaître que jamais cette secte n’a été nombreuse, et que la plupart des cyniques ne pratiquaient point, en fait de montrer sa nudité et ce qui s’ensuit, ce qu’on attribue à Diogène. Les gymnosophistes indiens n’étaient point nus, quant aux parties que les adamites, les turlupins, les picards, et quelques anabaptistes, découvraient [* 1], il faut donc demeurer d’accord que les chrétiens se sont plus souvent déréglés à cet égard que les païens [* 2]. On ne s’en étonnera pas, quand on prendra garde à un principe dont on peut abuser sous l’Évangile, et dont les païens n’avaient nulle connaissance. Ce principe est que le second Adam est venu réparer le mal que le premier Adam avait introduit au monde. De là un fanatique se hasarde de conclure que ceux qui sont une fois participans du bénéfice de la loi de grâce sont parfaitement réhabilités dans l’état d’Adam et d’Ève. J’avoue qu’il faut que le fanatisme soit bien outré, et que la dose en soit très-forte, quand il est capable de vaincre les impressions de pudeur que la nature et l’éducation chrétienne nous donnent : mais de quoi ne sont point capables les combinaisons infinies de nos passions, de nos imaginations, de nos esprits animaux, etc ? J’ai parlé ail-

  1. * Chaufepié, dans son article Picards, reproche à Bayle de contredire dans la remarque (B) (où il suppose des bornes à la nudité) ce qu’il dit ici.
  2. * Chaufepié, dans son article Picards, reproche à Bayle de faire l’éloge des cyniques aux dépens des chrétiens.