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SARA.

amitié où de la civilité a introduite dans les familles, il n’aurait point dû nier, comme il fit, que sa mère fût l’aïeule de Sara. On voudrait bien pouvoir dire qu’il prenait les mêmes mots tantôt dans leur signification propre, tantôt dans leur signification moins propre. Mais ne serait-ce pas supposer qu’il se jouait en sophiste de la bonne foi d’Abimélec ?

IV. Ma quatrième raison est prise de ce qu’on ne saurait supposer avec quelque fondement que Sara ait été adoptée par Tharé, Si cela était, Abraham eût pu se servir de sa distinction sans sortir de l’exactitude ; car en ce cas-là son père aurait pu être appelé le père de Sara dans une signification assez propre. Mais voici de quoi ruiner ce subterfuge : on n’y a recours qu’afin d’éviter l’inceste ; or on ne l’évite point par-là, puisque la fraternité, fondée sur l’adoption proprement dite, ne mettait pas moins d’obstacles aux mariages que la fraternité naturelle. Selon les lois, un frère qui aurait épousé sa sœur d’adoption aurait commis un inceste proprement dit[1].

V. Voilà d’où je tire l’une de mes bonnes raisons. Si quelque chose devait nous déterminer à ne prendre pas au pied de la lettre la déclaration précise que fait Abraham, que Sara est véritablement sa sœur, fille de son père, mais non pas de sa mère, ce serait le mariage incestueux qui résulte de cette fraternité. Mais cela même ne réfute-t-il pas ceux qui disent que Sara était la nièce d’Abraham [2]. Ne convient-on pas que ce degré parenté rend incestueux les mariages ? Il faut donc que nos adversaires cherchent des excuses à l’inceste d’Abraham. S’ils en trouvent, ce sera autant pour eux que pour nous ; la différence n’étant que du plus au moins, il ne nous sera pas difficile de donner à leurs raisons l’étendue qui nous sera nécessaire ; vu surtout que Jacob ne se fit pas le moindre scrupule d’être marié tout à la fois avec deux sœurs ; ce qui en d’autres temps eût été une chose abominable. Clément Alexandrin compte pour si peu de chose cette difficulté, qu’il nous dit tout froidement que les paroles du patriarche nous enseignent qu’il ne faut point épouser sa sœur utérine[3]. Il est certain qu’on ne manque point de bonnes raisons pour justifier là-dessus ce patriarche : je ne les rapporte pas : on les trouvera facilement dans d’autres livres. Je me contente d’avertir ici ceux qui voudront m’accuser de faire trop bon marché de la conscience d’Abraham, par rapport au crime d’inceste, qu’avant que de venir à moi il faudra passer sur le ventre à un grand nombre de théologiens anciens et modernes, catholiques et protestans[4]. Je ne fais pas grand cas de ce qu’on trouve dans les Annales d’Eutychius [5], que la première femme de Tharé, mère d’Abraham, avait nom Jona ; et que sa seconde femme, mère de Sara, avait nom Téhévitha ; mais c’est toujours une marque qu’il y a une ancienne tradition pour le sentiment que j’ai suivi.

VI. Autre raison. Si Sara n’était point la fille de Tharé, mais sa petite-fille, il faudrait qu’elle fût fille ou d’Haran ou de Nacor. Or elle n’est fille si de l’un ni de l’autre. En voici la preuve. Il est dit dans la Genèse[6] que la femme de Nacor s’appelait Milca, et qu’elle était fille d’Haran, père de Milca et de Jisca. Puisqu’on nomme cette dernière, sans en avoir la raison que l’on avait de nommer l’autre (car on ne lui donne point de mari comme à l’autre), il faut croire que si Haran avait eu d’autres filles, on les eût nommées tout d’un temps, et surtout que l’on n’aurait pas oublié Sara, puisqu’on venait de parler de son mariage avec Abraham. Soit donc conclu qu’Haran n’avait que deux

  1. Inter fratrem sororemque nuptias esse prohibitas sive eodem utroque parente, sive altero tantùm nati sint : verùm si per adoptionem soror facta sit, quandiù manet adoptio, etiam nuptias prohiberi : at si per emancipationen adoptio dissoluta sit, posse inter eos ritè iniri connubium. Justinian., lib. I Institution. Voyez l’article d’Octavie, tom. XI, pag. 208, au texte.
  2. Voyez Rivet. in Genes. exerc. LXXIII. Heidegg., Histor. Patriarch. tom. II, pag. 79.
  3. Τὰς ὁμομητρίους μὴ δεῖς ἄγεσθαι πρὸς γάμος διδάσκων. Docens eus quæ ex eâdem matre natæ sunt non esse ducendas uxores. Clem. Alexandr., Stromat., lib. II, pag. 431.
  4. À Clem, Alexandrin, à saint Jérôme, à Lipoman, à Oléaster, à Cajétan, à Sotus, au père Pétau, à Condoman, au père Abram, à Musculus, à Piscator, à Heidegger, etc.
  5. Pag. 66, apud Heidegg., pag. 78.
  6. Chap. XI, vs. 29.