Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T13.djvu/109

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
101
SARA.

obligée de prendre plusieurs enfans à nourrir, et que le jour qu’Isaac fut sevré elle donna à téter à tous les enfans de ceux qui avaient été priés au festin. On ajoute qu’elle voulut nourrir elle-même son enfant, afin de réfuter tous les soupçons que son âge pouvait faire naître qu’Isaac fût un enfant supposé. Saint Chrysostome approuve cette pensée [a]. Il n’y a nulle apparence que cette sainte femme soit morte de douleur à la nouvelle qu’Isaac avait été immolé par Abraham ; et nous pouvons hardiment mettre ceci entre les fables des rabbins[b]. Josèphe témoigne que Sara mourut peu après le retour de son mari et de son fils : mais selon son propre calcul, elle aurait encore vécu douze ans ; car il dit avec l’Écriture qu’elle en avait quatre-vingt-dix quand elle enfanta Isaac, et cent vingt-sept quand elle mourut ; et d’autre côté il assure qu’Isaac était âgé de vingt-cinq ans lorsque son père le voulut sacrifier.

C’est ici que je dois montrer, 1°. qu’on accuse à tort Calvin d’avoir vomi les injures les plus grossières contre Sara (I) parce qu’elle exigea que son mari se servît de leur servante ; 2°, que saint Augustin n’a pas fait une bonne apologie de ce procédé d’Abraham (K).

  1. Homil. XLV. in Genes.
  2. Ils le disent apud Tostatum ; Voyez Salian, pag. 489.

(A) Sœur et femme d’Abraham. ] Cela est si clair par le chapitre XX de la Genèse, que, sans la mauvaise habitude que l’on se fait de sacrifier le sens naturel des paroles de l’Écriture aux moindres difficultés qu’on envisage, il n’y aurait pas deux sentimens là-dessus. Prenons bien les circonstances du fait. Abraham étant venu au pays des Philistins, y fit passer Sara pour sa sœur. Sur cela, Abimélec, roi du pays, crut que c’était une fille à marier, ou une veuve, et qu’ainsi rien n’empêchait qu’il n’en fît l’une de ses femmes. Il la fit donc venir chez lui : mais ayant su par une révélation qu’elle était mariée avec Abraham, il la lui rendit en se plaignant de leurs mensonges, qui l’avaient exposé à un grand malheur. Je dis leurs mensonges ; car d’un côté Abraham avait dit de sa femme, c’est ma sœur ; et de l’autre, Sara avait dit de son mari, c’est mon frère. Abraham s’excusa en premier lieu sur la crainte qu’il avait eue qu’on ne le tuât s’il disait que Sara était sa femme ; en second lieu, sur ce qu’elle était véritablement sa sœur, fille de mon père, dit-il[1], bien qu’elle ne soit pas fille de ma mère. Après quoi il tâcha de justifier son épouse, en disant qu’il lui avait demandé comme une grâce que, partout où ils voyageraient, elle déclarât qu’il était son frère. J’admire qu’on ne voie pas dans ce discours que Sara était non la sœur utérine d’Abraham, mais sa sœur de père. Voici mes raisons.

I. En premier lieu, si Sara n’eût pas été la sœur d’Abraham en cette manière, l’apologie de son mari n’eût fait que tromper de plus en plus le bon prince qui lui avait reproché sa précédente dissimulation ; car il n’était pas possible qu’en ajoutant foi aux excuses de ce patriarche on ne prît Sara pour la vraie et propre sœur d’Abraham du côté du père ; et jamais homme vivant n’aurait deviné, par ce discours, qu’elle n’était que la nièce d’Abraham. J’en fais juges tous ceux qui seront capables de sentir quelles idées un tel discours a dû et pu exciter dans l’esprit d’Abimélec. Il est vrai que je demande qu’ils sachent se bien transporter dans toutes les situations, et dans toutes les circonstances de cette aventure. Il est inutile de supposer que Sara était fille d’Haran, et par conséquent petite-fille du père d’Abraham, et d’ajouter qu’un neveu est quelquefois

  1. Genèse, XX, 12.