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SAPHO.

mascula Sappho, et suit le second et le troisième, mais non pas sans s’y brouiller puérilement. Horace et Ausone, dit-il[1], quand ils ont donné à cette Lesbienne le nom de mâle, n’ont voulu signifier autre chose, sinon qu’elle faisait ce qui était séant à un homme ; en composant de si excellens vers, ou bien parce qu’elle avait entrepris d’entrer en ces beaux lieux de Leucade, desquels les hommes n’osaient s’approcher. Quelle absurdité que de donner le nom de beaux lieux à un précipice effroyable où l’on n’allait que par désespoir ! C’est donc faire tort à notre Sapho, continue-t-il[2], de la calomnier si mal à propos ; sans due et légitime occasion, puisque le divin philosophe Platon a eu en singulière admiration, tant la dextérité et vivacité d’esprit dont elle était douée, que la profonde sagesse qui la faisait éclater tant par-dessus le reste des femmes que des hommes, quelque habiles qu’ils fussent. Je ne doute nullement que Thevet ne se porte ici pour faux témoin ; je ne crois pas que Platon ait jamais parlé de cette profonde sagesse de notre Sapho ; et quand même il lui eût donné l’éloge de sage, il ne faudrait point entendre ce mot au sens de Thevet, mais au sens qu’on lui donne encore parmi les Wallons, et qu’on lui donnait autrefois en France. Les accoucheuses étaient surnommées sages, non pas à cause de leur vertu, mais à cause qu’elles savaient beaucoup de choses inconnues aux antres femmes. On les nomme encore les femmes sages en Guienne et en Languedoc, mais dans les provinces où la langue française est plus exacte on use de transposition afin d’ôter l’équivoque, et on les nomme sages-femmes. Dites aujourd’hui à un Wallon qu’il est heureux en enfans, que ses filles sont bien sages, il vous répondra que c’est se moquer d’elles, qu’elles ne le sont point ; que cela ne convient pas à leur sexe ; qu’il suffit à une fille d’avoir la crainte de Dieu, et d’entendre le ménage. Cela signifie qu’il entend par être sage, être savant, savoir le latin, etc : le mot grec σοϕὸς signifiait quelquefois habile, et c’est en ce sens que Platon l’a pris quelquefois, et nommément lors qu’il a parlé d’Anacréon. C’est ce qu’un très-bon critique a remarqué [3]. On devrait entendre de la même manière ce mot-là, si Platon l’avait employé en louant Sapho. Concluons par ces paroles d’un commentateur de M. le Fèvre[4] : « Il est trop connu pourquoi Horace et Ausone l’ont appelée mascula, non pour son courage, mais dans le même sens que γυνὴ ἀνδρικὴ dans Lucien, où une femme impudente s’explique, disant : ἡ ἐπιθυμία ἀνδρός ἐςι μοὶ, et τὸ πὰν ἀνήρ εἰμὶ. »

(F) Phaon.... la contraignit par ses froideurs à se jeter du haut en bas d’une roche. ] Mademoiselle le Fèvre rapporte que Sapho ne put s’empêcher de suivre Phaon dans la Sicile, où il s’était retiré pour ne la plus voir, et que pendant son séjour dans cette île, elle fit les plus beaux vers du monde ; et même, selon toutes les apparences, l’hymne à Vénus, que l’on a encore, où elle demande si ardemment le secours de cette déesse. Ses prières, comme il y parut, ne furent pas exaucées ; les vers doux et tendres qu’elle composa si souvent sur ce sujet[5] ne lui servirent de rien : Phaon fut cruel à toute outrance. La malheureuse Sapho se vit contrainte à faire le saut périlleux ; c’est ainsi que je puis nommer à juste titre le remède où elle eut recours ; qui fut de s’en aller sur le promontoire de Leucade, et de s’élancer dans la mer. On croyait alors que c’était le vrai moyen de faire cesser les peines que l’on souffrait en aimant, et l’on appelait ce lieu-là le saut des amoureux. Quelques-uns[6] ont voulu dire que Sapho fut la première qui essaya cette méthode de guérir : d’autres aiment mieux dire qu’elle fut la première femme qui fit ce saut ; mais

  1. Thevet, Éloges des savans Hommes, tom. I, pag. 226.
  2. Là même, pag. 227.
  3. Voyez M. Leclerc, au Ier. tome de son Ars critica, pag. 194, 195.
  4. Reland, Remarques sur les Vies des Poëtes grecs, folio G 4.
  5. Οὖτος ὁ Φάων ἑςὶν ἐϕ᾽ ᾧ τὸν ἔρωτα αὐτῆς ἡ Σαπϕὼ πολλάκις ἇσμα ἐποίηρε. Hic ille Phaon est in cujus amorem Sappho sæpè carmen cecinit, Palæphatus de Incredibilit. cap. XLIX, pag. m. 231. Phasianinus ayant lu αἶμα au lieu de ᾆσμα a fait une version ridicule.
  6. Menander, apud Strabon, lib. X, p. 311.