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SAPHO.

verte d’opprobre, voilà pourquoi elle s’est plainte des jeunes filles. Ce vers d’Ovide

Desinite ad citharas turba venire meas,


montre que les femmes de Lesbos rendaient justice à Sapho sur ses beaux vers. Au reste, je laisse à décider à quelque nouveau père Sanchez, si une femme mariée qui aurait répondu à la passion de Sapho aurait commis adultère, et enrôlé son époux dans la grande confrérie proprement parlant. Je ne sais point si cette question a pu échapper à l’inépuisable curiosité des casuistes sur les causes matrimoniales.

Fortifions tout ceci par le témoignage d’un bel esprit, qui n’a point cru que la complaisance pour mademoiselle le Fèvre dût aller jusques à l’approbation de la peine qu’elle a prise en faveur de Sapho. Après la mort de son mari, dit-il[1], quoique jeune, Sapho renonça au mariage, mais non pas au plaisir d’aimer. Elle avait l’âme trop passionnée pour s’en pouvoir passer ; ce qu’on peut aisément juger par la tendresse qui est répandue dans ses poésies, et qui l’a mise sans contredit au-dessus de tous les poëtes en ce point. Aussi se sentant trop faible pour vaincre un penchant aussi violent que celui-là, elle s’y abandonna toute entière, et aima de toutes les manières dont on peut aimer, allant même fort au delà des bornes que la modestie et la pudeur prescrivent naturellement à son sexe. En vain prétendrait-on la justifier là-dessus : on ne le peut qu’aux dépens de la vérité ; et ni son aversion pour l’amour honteux de Charaxus, ni tous les honneurs qu’elle a reçus des Lesbiens, ne la peuvent laver d’une tache que tous ceux qui ont parlé d’elle n’ont pu déguiser, les éloges qu’ils lui ont donnés, et que ses ouvrages avouent encore bien plus clairement. On compte plusieurs belles personnes au nombre de ses tendres amies.

(E) On lui a donné le surnom d’Hommesse. ] Il n’est pas aussi aisé que l’on pense de savoir au vrai ce qu’Horace a voulu dire avec son mascula Sappho ; mais, s’il a prétendu lui reprocher ses amours contre nature, il est aisé de connaître qu’il a fort mal pris son temps. L’épithète serait bien froide, et amenée de trop loin sans aucune nécessité. Il y a néanmoins des gens doctes qui ne l’entendent pas autrement. Chabot[2] met entre ceux-là l’interprète de Juvénal, et Porphyrion, ancien scoliaste d’Horace ; et nous donne Domitius pour son garant à l’égard de ce dernier. Il entend sans doute Domitius Caldérinus, dont je n’ai point le commentaire sur Martial[3] ; mais, selon Chabot, on y trouve que Porphyrion a interprété le mot mascula, et selon le propre et selon le figuré, vel quia Sapho in poëtico studio versata est in quo sæpius enituit, vel quia tribas diffamata fuit. Cruquius, qui a publié les vieux scoliastes d’Horace, n’a point publié ces paroles de Porphyrion. Pour ce qui est de l’interprète de Juvénal, cité par Chabot, la raison veut que nous le prenions pour le scoliaste de ce poëte ; or je ne trouve point qu’il dise ce qu’on lui impute : c’est Britannicus qui le dit sur le 47e. vers de la IIe. satire[4]. Quoi qu’il en soit des anciens commentateurs, il est certain que les modernes rapportent ordinairement trois opinions sur le sens de mascula Sappho. 1°. Que ce mot veut dire que Sapho avait été une tribade ; 2°. qu’il désigne l’attachement qu’elle avait eu pour les sciences, au lieu de manier le fuseau et la quenouille ; 3°. qu’il signifie le courage qu’elle eut de faire le saut de Leucade. Ce dernier sentiment est celui de Scaliger[5] et de Turnébe[6], et se confirme puissament par ces vers d’Ausone[7] :

Et de nimboso saltum Leucate minatur,
Mascula Lesbiacis Sappho peritura sagittis.


Voyez l’article Leucade, et la remarque suivante.

Thevet rejette le premier sens du

  1. Longepierre, Vie de Sapho, au-devant de la traduction en vers français des Poésies de Sapho.
  2. In Horat., epist. XIX, lib. I.
  3. Chabot le cite in epigr. ad Philænim, l. 7.
  4. Tale monstrum libidinis dicitur Sappho excogitâsse, undè mascula est appellata ab Horat. in epistolis. Voyez Vinet, sur Ausone, Cupid. crucif., vs. 25.
  5. In Auson., Cupid crucif., et in Virgil. Cirin.
  6. Adversar., lib. X, cap. II.
  7. Cupid. crucif.