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RONSARD.

Après avoir fait l’analyse, de cette hymne, il ajoute : « J’aimerais mieux bannir tout-à-fait les fables des païens, que de les penser corriger en les appliquant ainsi à des mystères sacrés. Il est dangereux de laisser traiter ces sujets à des poëtes. Vous voyez que si vous voulez un peu pénétrer les choses, les mystères de notre religion sont profanés : car les rapports ne sont que dans la superficie. Quelle infamie est-ce de rapporter l’adultère de Jupiter à l’incarnation du verbe éternel ? Il faut dire aussi que la Vierge est représentée par Alcmène ; et pour l’ange Gabriel qui annonça la conception, et le Saint-Esprit qui y opéra, ce sera Mercure qui représentera cela. Ô pauvre poëte ! Si vous voulez expliquer ainsi toute la fable d’Hercule, regardez ce que vous faites ; car il y a là-dessous des pensées si abominables, que la plume me tombe de la main quand j’y songe. Vous me direz que vous n’en avez rien touché ; mais pour peu qu’un homme soit subtil, ne voudra-t-il pas voir tous les rapports de votre fable, et puis la comparaison d’Hercule à Jésus-Christ n’est-elle pas indigne partout[1] ? » N’oublions pas qu’il excuse un peu ce poëte. « J’ai vu aussi des moralités sur le Roman de la Rose, où les plus lascives choses qui s’y voient étaient expliquées pour notre création, et notre rédemption, et pour la vie éternelle : mais il y avait là encore des imaginations exécrables, ce que je ne crois pas pourtant que l’auteur eût fait autrement que par innocence, et pour suivre la simplicité de son siècle. Aussi je ne doute point que Ronsard n’ait eu l’intention très-bonne en son Hercule chrétien ; mais il n’a pas fait ce qu’il espérait. Pour ses autres hymnes, si l’on parle de celle de l’éternité, de la justice, des démons, et des autres semblables, il nous y forge beaucoup de divinités qu’il fallait laisser aux Grecs[2]. » Critiquant les hymnes des Quatre Saisons, le chef-d’œuvre de ce poëte, si l’on s’en rapporte à son oraison funèbre [3], et à Pasquier[4], il y remarque mille défauts, et même une lourde contradiction. Quoique les fictions soient volontaires, il ne faut pas qu’un même poëte ait deux diverses opinions dans un même ouvrage, et néanmoins dans une hymne suivante, qui doit dépendre de la première, puisque les quatre sont accouplées, Ronsard dit que la Nature voyant qu’elle avait beau passer la main dessus le ventre du Temps son mari, et fourcher sa jambe sur la sienne en chatouillant sa chair, qu’il n’était plus propre à l’amoureux déduit, elle était devenue amoureuse du Soleil avec lequel elle coucha, et en eut les quatre Saisons pour enfans. Voici donc une autre naissance [5]. N’a-t-il pas un juste sujet de condamner des inventions si grossières ? Devait-il lui pardonner d’avoir dit à son Hélène, qu’elle n’oublie point le jour des Cendres, d’en venir prendre à son cœur que le feu d’amour a brûlé[6] ? N’était-il pas juste qu’il condamnât plusieurs autres profanations de nos poëtes, et les récompenses dont ils furent gratifiés ? « Le plus fâcheux de ceci, dit-il[7], est que l’on a vu que des bénéficiers de ce siècle étaient ceux qui écrivaient en ce style plus librement que les autres ; comme s’il leur eût été permis de se jouer des choses sacrées, à cause qu’ils les devaient en maniement. L’on les mettait au nombre de ceux qui n’étaient point tant les pasteurs du peuple, que de leur ventre, dont ils cherchaient seulement la pâture ; et comme l’on les voyait par-

  1. Là même, pag. 650.
  2. Là même, pag. 652.
  3. Ceux qui auront veu les hymnes des quatre Saisons, comme je pense qu’il s’en trouvera peu en ceste compagnie qui n’ayent eu ceste honneste curiosité, confirmeront asses mon opinion, et attesteront qu’il est presqu’impossible de jetter les yeux dessus, que l’on ne sente un certain ravissement d’esprit, et que l’on ne conferre qu’il faut qu’il y ait quelque ame et quelque genie là dedans qui agite et transporte soit les lecteurs, soit les auditeurs. Du Perron, Oraison funèbre de Ronsard, pag. 198, 199.
  4. Pasquier, Recherches, liv. VII, chap. XI, pag. m. 646.
  5. Sorel, Remarques sur le XIIIe. livre du Berger extravagant, pag. 653, 654. Il avait déjà rapporté une autre fiction de Ronsard, sur la naissance des quatre Saisons.
  6. Là même, Remarques sur le XIVe. livre, pag. 733.
  7. Là même, pag. 738, 739, 740.