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PLOTIN.

admirable. Sa méditation était si forte, qu’il rangeait dans sa tête tout un ouvrage depuis le commencement jusqu’à la fin ; et il suivait si exactement ce qu’il avait médité qu’il n’y changeait rien en écrivant. On eût dit que l’original intérieur de son ouvrage était la règle de sa plume, avec la même ponctualité qu’un original écrit est la règle d’un copiste. Il ne perdait point de vue sa méditation lorsqu’on venait l’interrompre pour quelque affaire ; il transportait son esprit sur cette affaire, il la traitait, il la terminait sans se détacher des idées de son ouvrage ; de sorte qu’après le départ de ceux qui l’avaient interrompu, il n’avait point besoin de lire les dernières lignes de son écrit, afin de savoir par où il fallait reprendre le fil. Les idées avaient toujours continué d’être présentes : il continuait donc d’écrire sans chercher sur le papier, où il en était demeuré ; et il faisait les liaisons tout comme s’il ne fût point sorti de sa place [1].

  1. Voyez Porphyre, in Vitâ Plotini.

(G) Je dirai… comment on a prétendu que les sortiléges de cet homme furent repoussés.] Il éprouva que ses maléfices retombaient sur lui-même, ce qui l’obligea d’avouer à ses amis que Plotin avait une âme douée d’une extrême force, puisqu’elle faisait réfléchir sur ses ennemis les traits qu’ils lui décochaient. Ce qu’il y a de plus admirable, est que Plotin s’aperçut des machinations magiques que l’on tramait contre lui, et de l’effet qu’elles produisirent sur leur propre auteur. Dans ce moment, disait-il à ses amis, le corps d’Olympius est plissé comme une bourse ; ses membres se froissent les uns sur les autres. Porphyre, qui donne cela pour un fait constant, tâche de le persuader par cette supposition : il dit que Plotin était sous la protection d’un génie supérieur à celui des autres hommes, et que ce génie n’était point de ceux que l’on appelait démons, mais de ceux qu’on appelait dieux. Il conte qu’un prêtre d’Égypte évoqua dans le temple d’Isis, à Rome, l’esprit familier de Plotin en présence de Plotin même, et qu’il reconnut que l’esprit qui se présenta était un dieu, et non pas un simple démon ; que tout aussitôt il félicita Plotin de cette excellente prérogative [1] ; qu’on se préparait à questionner cet esprit, mais qu’il disparut incontinent, à cause qu’un ami commun, qu’on avait mené à ce spectacle, étouffa les oiseaux qu’on lui avait donnés à garder. Plotin, sachant que son esprit familier était d’un ordre si éminent, portait avec plus d’application vers lui la vue de son entendement. Il composa même un livre touchant les esprits familiers, dans lequel il rechercha soigneusement la cause de leurs différences. Je remarque toutes ces choses pour deux raisons : la première, afin que l’on voie ici un petit échantillon de la doctrine platonique touchant les génies : la seconde, afin que l’on sache que le dogme de l’ange gardien dont on parle tant dans la communion de Rome, et qui est un dogme de pratique, et accompagné de tout l’attirail de culte de religion, est beaucoup plus ancien que la religion chrétienne. Il n’y a point de système plus propre à faire faire fortune à la doctrine des platoniciens bien et dûment rectifiée, que celui des causes occasionnelles. Je ne sais ce qui en arrivera ; mais il me semble que tôt ou tard on sera contraint d’abandonner les principes mécaniques, si on ne leur associe les volontés de quelques intelligences ; et franchement il n’y a point d’hypothèse plus capable de donner raison des événemens, que celle qui admet une telle association. Je parle surtout des événemens qu’on appelle casuels, fortune, bonheur, malheur ; toutes choses qui ont sans doute leurs causes réglées et déterminées par des lois générales que nous ne connaissons pas, mais qui assez vraisemblablement ne sont que des causes occasionnelles, semblables à celles qui font agir notre âme sur notre corps. Voyez la savante dissertation de M. Dodwel, sur le génie, ou sur la fortune des empereurs [2]. Pour revenir à Plo-

  1. Μακάριος εἶ θεὸν ἔχων τὸν δαίμονα, καὶ οὐ τοῦ ὑφειμένου γένους τὸν συνόντα. Beates es, ô Plotine, qui habeas pro dæmone deum neque ex inferiore genere sis ducem sortitus familiarem. Porphyr. ibid.
  2. Prælect. II, ad Spartiani Hadrianum, pag. 174 et seq.