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PLOTIN.

Traité. Plotin eut diverses incommodités la dernière année de sa vie : un mal de gorge qui l’enroua jusqu’à l’empêcher de parler ; des ulcères aux mains et aux pieds ; une grande faiblesse de vue. Il quitta Rome quand il se vit en cet état, et se fit porter dans la Campanie chez les héritiers d’un de ses amis, qui lui fournirent tout ce qui lui fut nécessaire. Il eut aussi la consolation de connaître que Castricius [a], qui avait ses terres dans le voisinage, ne le laissait manquer de rien. Il fit la plus belle mort qu’un philosophe païen puisse faire ; car il mourut en prononçant ces paroles : Je fais mon dernier effort pour ramener ce qu’il y a de divin en moi, à ce qu’il y a de divin dans tout l’univers  [b]. Il mourut à l’âge de soixante-six ans, la troisième année de l’empereur Claude II, c’est-à-dire l’an 270 de l’ère chrétienne. On apprit des nouvelles tout-à-fait avantageuses du bon état de son âme (K). Amélius, qui avait eu la curiosité de s’en informer à l’oracle d’Apollon, fut celui qui les reçut, et qui les distribua aux bons amis [c].

  1. C’était l’un de ses disciples.
  2. Φύσας πυρᾶσθαι τὸ ἐν ἠμῖν θεῖον ἀναγειν πρὸς τὸ ἐν τῷ παντὲ θεῖου… ἀφῆκε τὸ πνεῦμα. Equidam jam anniter, quod in nobis divinum est ad divinum ipsum quod viget in universo redigere, spiritumque his verbis amisit. Porphyr. in vitâ Plotini.
  3. Tiré de la Vie de Plotin, composée par Porphyre.

(A) Il ne voulut jamais se laisser peindre.] Son disciple Amélius l’en pria inutilement : N’est-ce pas assez, lui répondit-on, de traîner partout avec nous cette image dans laquelle la nature nous a enfermés ; croyez-vous encore qu’il faille transmettre aux siècles futurs une image de cette image, comme un spectacle digne de leur attention [1] ? Qu’il y a de grandeur dans cette pensée ! il n’y a que de petites âmes qui le puissent contester. Madame Deshoulières a fait des vers admirables sur la vanité qui porte les hommes à se faire peindre [2]. L’élévation et la profondeur de sa morale est incomparable. Une dame qui pense si noblement devait paraître dans le siècle de Plotin ; le nôtre n’en était point digne : on rampe trop aujourd’hui ; on fait trop de cas du corps et des biens de la fortune. On ne voit plus de Plotins. Madame Deshoulières elle-même a succombé à l’envie d’être peinte [3] : elle a senti du plaisir en se voyant rajeunie par le pinceau de mademoiselle Chéron, et en songeant qu’elle ne serait pas inconnue par cet endroit-là, lorsqu’elle ne serait plus. Voici ce qu’elle dit de la demoiselle qui l’a peinte.

Elle me rend enfin mes premières couleurs ;
Par son art la race future
Connaîtra les présens que me fit la nature :
Et je puis espérer qu’avec un tel secours,
Tandis que j’errerai sur les sombres rivages,
Je pourrai faire encor quelque honneur à nos jours.
Oui, je puis m’en flatter : plaire et durer toujours
Est le destin de ses ouvrages.

Rajeunir en peinture et en effigie, c’est peu de chose, me dira-t-on ; avoir de la joie de s’imaginer que les siècles à venir n’ignoreront pas qu’on a été jeune et belle, c’est se contenter d’un honneur bien chimérique, me dira-t-on encore. Mais qui le sait mieux que la dame dont je parle ; et n’est-ce pas de là qu’elle tire le fin de sa réflexion ? Voici les derniers vers de son poëme.

  1. Οὐ γὰρ ἀρκεῖ φέρειν ὃ ἡ φύσις εἴδωλον ἡμῖν περιτέθεικεν, ἀλλὰ καὶ εἰδώλου εἴδωλον συγχωρεῖν αὐτὸν ἀξιοῦν πολυχρονιώτερον καταλιπεῖν ὡς δή τι τῶν ἀξιοθεάτων ἔργων. Quasi verò non satis hanc imaginem ferre sit quam natura nobis ad initio circumdedit : etiam censes imaginis hujus imaginem diuturniorem insuper posteris ut opus, spectaculo dignum relinquendum ? Porphyr. in vitâ Plotini, init.
  2. Ils sont dans le Mercure Galant du mois de novembre 1693.
  3. Quand j’écrivais ceci elle était encore en vie. Elle est morte le 17 de février 1694.