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PÉRICLÈS.

Les grands abusent de leur puissance ; il faut donc que la chute de quelques-uns serve de leçon, et qu’elle prévienne le mal qu’ils auraient pu faire, et qu’elle console ceux qu’ils chagrinaient. Et puisque la condition humaine ne souffre pas que tous les hommes soient dans les grands postes en même temps, il faut que l’élévation roule, et que le père commun du genre humain en dispose tantôt en faveur des uns, tantôt en faveur des autres. Le tour de monter doit venir pour les petits, comme celui de descendre doit arriver pour les grands. Il est vraisemblable que Xénophon se représentait ainsi la chose, et qu’il ne s’arrêtait pas à la simple idée de la suprême autorité qu’on voyait par-là que Dieu avait sur les biens de la fortune. Il ne serait point digne de l’Être souverainement parfait de ne renverser les grandeurs humaines, et de n’élever les petits, qu’afin de marquer sa puissance. Il n’y a point de prince qu’on ne blamât justement, si par une pure ostentation de ses forces, il s’occupait à faire applanir des montagnes, combler des vallées, dessécher ici des marais, inonder ailleurs des campagnes sablonneuses. Il faut se proposer en cela l’utilité du public ; autrement ce n’est que faste et que luxe tyrannique ; ce n’est qu’un sujet de scandale ou de justes plaintes. Lisez ces paroles de Salluste : Nam quid ea memorem, quæ nisi iis, qui videre, nemini credibilia sunt, à privatis compluribus subversos montes, maria constructa esse ? quibus mihi ludibrio videntur fuisse divitiæ. Quippè quas honestè habere licebat, per turpitudinem abuti properabant [1]. Lisez aussi ces paroles de Suétone, touchant l’empereur Caligula : In extructionibus prætoriorum atque villarum omni ratione posthabitâ, nihil tam efficere concupiscebat quàm quod posse effici negaretur. Et jactæ itaque mos infesto ac profundo mari, excisæ rupes durissimi silicis, et campi montibus aggere æquati, et complanata fossuris montium juga, incredibili quidem celeritate, cùm moræ culpa capite lueretur [2]. Et pour joindre le moderne avec l’ancien, lisez aussi un passage qui concerne M. Fouquet : Fouquetus Lucullianis sumptibus naturam possessor domuit, et contumaciam situs repugnantem in delicias suas mansuescere coegit nullo læso, nisi se et arcâ régiâ [3]. Je ne doute point que Xénophon n’ait donné un sens orthodoxe à la maxime qu’il a avancée. Il avait trop bien profité des leçons de son professeur [4], pour être capable de dire que si Dieu se plaît à élever les petits et à renverser les grands, c’est afin de se divertir, ou de faire montre de sa puissance. Il croyait sans doute que Dieu ne faisait cela que pour les utilités publiques du genre humain, et par conséquent Camérarius l’a cité mal à propos en faveur de son Hérodote censuré d’avoir imputé à Dieu une humeur jalouse, cause du renversement des prospérités humaines. Notez qu’il n’importe point à la terre ni aux rochers d’être, ou dans un vallon, ou dans un lieu élevé. Ce sont des corps insensibles ; toutes sortes de situations leur sont également bonnes ou indifférentes. L’eau n’est ni plus ni moins malheureuse quand elle suit la pente d’un lit de rivière, que quand on la force à s’élancer d’un tuyau jusques aux nues ; mais la ruine d’un monarque, la disgrace d’un premier ministre, et tels autres renversemens des prospérités mondaines abîment dans le chagrin un très-grand nombre de gens, l’y aurait donc moins de désordre à renverser la situation de quelques endroits de la terre, par le seul motif de satisfaire ses fantaisies et d’étaler ses richesses, qu’à précipiter les hautes fortunes des hommes par le seul motif de se divertir, ou de faire voir ce que l’on peut. Concluez de là que tous ceux qui ont pensé judicieusement de la Providence, ont entendu la maxime de Xénophon au sens que j’ai rapporté. Ils ont cru sans doute que la ruine des grandeurs était un acte de justice, où l’infortune de

  1. Sallust., de Bello Catilin., pag. m. 28. Voyez aussi pag. 53, dans la harangue de Catilina : Quis mortalium, cui virile ingenium est, tolerare potest illis divitias superare, quas profundant in exstruendo mari, et montibus coæquandis, nobis rem familiarem etiam ad necessaria deesse ?
  2. Sueton., in Galig., cap. XXXVII.
  3. Priolus, de Rebus gallicis, lib. IX, cap. II, pag. m. 320, 321.
  4. C’était Socrate.