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PAULICIENS.

gueule de la mort, ce serait un office de charité que de les en arracher, au hasard de leur disloquer un membre, si l’on ne pouvait les sauver à moins. Ils seront les premiers à vous en remercier quand leur passion sera passée. La maxime, que sauver un homme qui veut périr, c’est la même chose que si on le tuait[1], ne vaut rien en cette rencontre ; et les plus grands partisans de la tolérance vous avoueront que le prétendu commandement, contrains les d’entrer, devrait être exécuté au pied de la lettre, si l’unique moyen sûr et infaillible de sauver les hérétiques, était de les faire aller ou au prêche ou à la messe à coups de fourche. J’en prends à témoin le Commentateur Philosophique. Si je voyais, dit-il[2], devant la porte d’une maison un homme qui se mouillât pendant une grosse pluie, et qu’ayant pitié de lui je voulusse le délivrer de l’incommodité où je le verrais, je me pourrais servir de ces deux moyens, ou le prier d’entrer dans la maison, ou de le prendre par le bras, si j’étais plus fort que lui, et de le pousser dedans. Ces deux manières sont également bonnes pour obtenir l’effet que je me proposerais, qui serait d’empêcher que cet homme ne se mouillât : peu importe qu’il entre de gré ou de force sous un toit ; car soit qu’il y entre de son pur mouvement, soit qu’il attende qu’on l’en prie, soit qu’on l’y pousse de vive force, il est également à couvert de la pluie. S’il en allait de même quant à éviter l’enfer, j’avoue que nos convertisseurs seraient bien fondés ; car s’il suffisait pour cela d’être sous les voûtes d’une église, peu importerait qu’on y entrât de bon gré, ou qu’on y fût traîné pieds et poings liés ; et ainsi il faudrait gager les plus forts manœuvres ou portefaix qui soient au monde, pour saisir les hérétiques dès qu’ils se montreraient à la rue, et les charrier sur le coup dans l’église la plus prochaine, voire même il faudrait enfoncer leurs portes avec des pétards, si le cas y échéait, et les aller tirer du lit pour les transporter vitement dans quelque église. Ce que nous avons dit touchant le droit que l’on a, en vertu des lois de la charité, de chagriner et violenter les gens que l’on préserve de la mort par ce moyen, est encore plus véritable à l’égard des pères. Ils oublieraient tous leurs devoirs s’ils n’ôtaient pas à un fils, un couteau ou une épée dont ils le verraient sur le point de se mal servir pour se blesser. Ils seraient obligés malgré ses pleurs à lui arracher ces présens, et s’ils le voyaient prêt à se perdre pour toute sa vie dans quelque commerce, ils l’en devraient retirer par force, en implorant même l’autorité du bras séculier. S’ils négligent là-dessus le bien de leur fils, et s’ils allèguent qu’ils ne veulent pas user de contrainte, comme si c’étaient des esclaves, ils font paraître ou qu’ils n’ont aucune amitié, ou qu’ils en ignorent les véritables fonctions.

Toutes ces choses nous montrent évidemment que ceux qui voudraient soumettre au jugement de la raison la conduite de la providence de Dieu, par rapport à la permission du premier péché, perdraient infailliblement leur cause, s’ils n’avaient point d’autres moyens que de dire que les priviléges de la liberté ne devaient pas être violés. Quoi, leur répondrait-on, vous concevez Dieu comme le père des hommes, et vous dites néanmoins qu’il aime mieux leur épargner le court et petit chagrin de les contraindre à renoncer à une conversation agréable, où ils étaient prêts d’abuser de leur liberté, que de leur épargner la damnation éternelle qu’ils encourent par l’abus de leur franc arbitre ? Où trouverez-vous de telles idées de la bonté paternelle ? Ménager le franc arbitre, s’abstenir soigneusement de gêner l’inclination d’un homme qui va perdre pour jamais son innocence, et se damner éternellement, vous appelez cela une observation légitime des priviléges de la liberté ? Vous seriez moins déraisonnables, si vous disiez à un homme qui serait tombé proche de vous, et qui se serait cassé la jambe, ce qui nous a empêchés de vous garantir de cette chute est que nous craignions de défaire quelques plis de votre robe ; nous en respections trop

  1. Invitum qui servat, idem facit occidenti.
    Horat., de Arte poët., vs. 467.
  2. Commentaire Philosophique sur contrains-les d’entrer, IIIe. part., pag. 57 et suivantes.