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PAULICIENS.

soutenir que les priviléges inviolables du franc arbitre ont été la vraie raison qui a porté Dieu à laisser pécher les hommes, vous seriez contraint de les satisfaire sur les objections qu’ils vous feraient, et je ne sais pas comment vous pourriez en venir à bout ; car, enfin, ils vous pourraient opposer deux choses qui paraissent très-évidentes à notre raison.

I. La première est que Dieu, ayant donné l’être aux créatures par un effet de sa bonté, il leur a donné aussi, sous le caractère d’une cause bienfaisante, toutes les perfections qui conviennent à chaque espèce. Il faut donc dire qu’il a témoigné plus d’amour à celles qui ont reçu de lui des qualités fort excellentes, qu’à celles qui en ont reçu de moins excellentes. C’est donc par une bonté particulière qu’il a conféré aux hommes le franc arbitre, puisque cette qualité les met au-dessus de tous les êtres qui sont sur la terre. Or on ne saurait concevoir qu’une nature bienfaisante donne un présent de distinction, sans avoir envie de contribuer plus notablement au bonheur de ceux à qui elle le fait, et par conséquent il faut qu’elle fasse en sorte qu’ils en retirent cet avantage, et qu’elle les empêche, s’il se peut, d’y trouver leur désolation et leur ruine entière. Que s’il n’y a point d’autre moyen d’empêcher cela, que de révoquer sa donation, il la faut casser ; et c’est par là qu’on peut retenir beaucoup mieux que par toutes les autres routes, la qualité de patron et de bienfaiteur. Ce n’est point changer à l’égard du donataire, c’est conserver sans aucune ombre de variation la bienveillance avec laquelle on lui avait fait le présent. La même bonté qui porte à donner une chose que l’on juge capable de rendre heureuses les personnes qui en jouiront, porte à l’ôter dès qu’on observe qu’elle les rend malheureuses ; et si l’on a le temps et les forces nécessaires, on n’attend pas à retirer ce présent qu’il ait déjà été cause du malheur ; on le retire avant qu’il ait nui. Voilà où nous mènent les idées de l’ordre, et les notions par lesquelles nous pouvons juger de l’essence et des caractères de la bonté, en quelque sujet qu’elle se rencontre, créateur ou créature, père, maître, roi, etc. De là naît la matière de ce dilemme ; ou Dieu a donné aux hommes le franc arbitre par un effet de sa bonté, ou sans aucune bonté. Vous ne pouvez dire que ce soit sans nulle bonté : vous dites donc que c’est avec beaucoup de bonté ; mais il résulte de là nécessairement qu’il a dû les en dépouiller à quelque prix que ce fût, plutôt que d’attendre qu’ils y trouvassent leur damnation éternelle par la production du péché, monstre qu’il abhorre essentiellement. Et s’il a eu la patience de leur laisser entre les mains un si funeste présent, jusques à ce que le mal fût arrivé, c’est un signe, ou que sa bonté était changée, avant même qu’ils fussent sortis du bon chemin, ce que vous n’oseriez dire ; ou que le franc arbitre ne leur avait point été donné par un effet de bonté, ce qui est contre la supposition accordée dans le dilemme que l’on a vu ci-dessus

Il y a des ménagemens d’une obligation étroite : on ne s’en doit dispenser que dans les cas de nécessité mais lorsque ces cas arrivent, l’on doit se mettre au-dessus de tous ces ménagemens. Un fils qui verrait son père tout disposé à se jeter par la fenêtre, soit dans un accès de phrénésie, soit dans le moment d’un furieux chagrin, ferait fort bien de l’enchaîner, s’il ne pouvait le retenir autrement. Si une reine tombait dans l’eau, le premier laquais qui l’en pourrait retirer en l’embrassant, ou en la prenant par les cheveux[1], dût-il lui en arracher plus de la moitié, ferait fort bien d’en user ainsi : elle n’aurait garde de se plaindre qu’il lui eût manqué de respect. Et quelle excuse plus vaine pourrait-on jamais alléguer de ce qu’on aurait souffert qu’une dame bien ajustée tombât dans un précipice, que de dire qu’il aurait fallu, pour la retenir, mettre en désordre ses rubans et sa coiffure ? Dans de pareilles occasions la contrainte et la violence qu’on fait aux gens est un effet de bonté ; et fallût-il même les arracher malgré eux de la

  1. C’est ainsi qu’on retira une fois la reine Christine, qui était tombée dans un lac proche de Stockholm. Il me semble que Saint-Amant a fait glisser cette aventure dans son poëme de Moïse sauvé.