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PAULICIENS.

Voyons ce qu’il dit sur l’autre espèce de dépravation, c’est le mal moral. Il dit[1] que la puissance de l’âme en est la mère et la nourrice, et qu’ayant fallu former une terre qui produisît des plantes et des animaux, et qui contînt les maux dans son sein, ce fut là que les maux bannis des cieux furent logés ; que les animaux furent divisés en deux espèces, savoir les bêtes et les hommes ; qu’il fallut que les hommes surpassassent tous les autres animaux et fussent inférieurs à Dieu ; que cette infériorité ne consiste pas en ce qu’ils meurent, car leur mort n’est que le commencement d’une autre vie immortelle ; que Dieu, pour les rendre inférieurs à la nature divine[2], inventa ceci : il plaça l’âme dans un corps mortel comme un cocher sur un chariot ; il lui mit les rênes en main, et lui permit de courir où elle voudrait ; il lui donna la force de conduire ce chariot selon les règles de l’art, ou contre les règles. Elle le dirige, et réprime l’impétuosité des chevaux ; mais ceux-ci ignorent toutes les règles, et se tournent les uns d’un côté, les autres de l’autre ; les uns vers l’intempérance, les autres vers la témérité et la fureur ; les uns sont lâches et paresseux : ainsi le chariot, poussé deçà et delà, met en trouble le cocher, qui, se laissant vaincre, court vers le lieu où l’entraîne le plus fougueux des chevaux. Il le précipite dans la gourmandise, et dans l’impudicité, si le cheval le plus fort tourne de ce côté-là, et ainsi du reste. Voilà toute la solution de ce philosophe platonicien.

Elle est défectueuse par deux endroits ; car, 1°. il reconnaît deux principes, Dieu et la matière ; l’un très-bon à la vérité, mais qui ne saurait corriger toute la dépravation de l’autre[3]. Cette dépravation naturelle et absolument incorrigible est la source des maux physiques, et l’occasion du mal moral ; elle donne au corps humain une inclination si violente vers les vices et vers les crimes, que l’âme y est entraînée comme par des chevaux féroces qui prennent le frein aux dents. Et 2°. Maxime de Tyr ne sauve pas la souveraine bonté et la souveraine sainteté de Dieu. Un bon et vertueux père ne ferait jamais monter un cheval fougueux à ses enfans, et ne les enverrait jamais à l’armée, s’il prévoyait avec certitude, ou si seulement il jugeait avec une grande probabilité, que, nonobstant leur adresse ils tomberaient et se tueraient ; et que, nonobstant leur éducation, le métier des armes les rendrait les plus infâmes de tous les hommes. Cette hypothèse, en un mot, donne des bornes à la puissance de Dieu, et laisse ses autres attributs exposés aux objections manichéennes ; et ainsi, sans avoir les commodités de l’hypothèse des chrétiens sur le franc arbitre, elle en a les incommodités.

  1. Maxim. Tyrius, dissertatione XXV, pag. 257.
  2. Ceci est absurde et impie, et ne s’accorde point avec ce que l’auteur a dit dessus, citation (110), qu’il n’y a point d’envieux au ciel. Notez que, selon la conjecture de Heinsius, il faut joindre θείου avec χοροῦ dans ce passage.
  3. Conférez avec ceci les paroles de Juste Lipse, rapportées, tom. V, pag. 172, citation (59) de l’article Chrysippe, et citation (164) de l’article Épicure, tom. VI, pag. 194 : voyez aussi la citation (167).

(M) Plus on fait réflexion….. plus éprouve-t-on que les lumières naturelles….. fournissent de quoi…... embrouiller davantage ce nœud gordien. ] J’en ai fait l’expérience en relisant cet article quand il a fallu le préparer pour la seconde édition. Il m’est venu des pensées que je n’avais pas auparavant[1], et qui me convainquent tout de nouveau, et plus fortement que jamais, que la meilleure réponse qu’on puisse faire naturellement[2] à la question, Pourquoi Dieu a-t-il permis que l’homme péchât ? est de dire : Je n’en sais rien ; je crois seulement qu’il en a eu des raisons très-dignes de sa sagesse infinie, mais qui me sont incompréhensibles. Par cette réponse vous arrêtez tout court les disputeurs les plus opiniâtres ; car s’ils veulent continuer à discourir, vous les laisserez parler seuls, et ils se tairont bientôt. Que si vous entrez en lice avec eux, et vous engagiez à leur

  1. Voyez aussi les nouvelles remarques de l’article d’Origène, [remarque E et suivantes. ] dans ce volume, pag. 254.
  2. C’est-à-dire sans consulter la révélation, mais seulement les idées philosophiques.