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PAULICIENS.

est l’auteur de toutes les fausses religions ; que c’est lui qui pousse les hérétiques à dogmatiser ; que c’est qui inspire les erreurs, les superstitions, les schismes, l’impudicité, l’avarice, l’intempérance, en un mot tous les crimes qui se commettent parmi les hommes ; que c’est lui qui fit perdre à Ève et à son mari l’état d’innocence ; d’où s’ensuit qu’il est la source du mal moral, et la cause de tous les malheurs de l’homme. Il est donc le premier principe du mal ; mais néanmoins, comme il n’est pas éternel, ni incréé, il n’est pas le premier principe méchant au sens des manichéens. Cela fournissait à ces hérétiques je ne sais quelle matière de se glorifier et d’insulter les orthodoxes. Vous faites bien plus de tort que nous au bon Dieu, leur pouvaient-ils dire ; car vous le faites la cause du mauvais principe, vous prétendez que c’est lui qui l’a produit ; et qu’ayant pu l’arrêter dès le premier pas, il lui a laissé prendre sur la terre un si grand empire, que le genre humain ayant été divisé en deux cités, celle de Dieu et celle du diable[1], la première a toujours été fort petite ; et pendant plusieurs siècles, si petite ; qu’elle n’avait pas deux habitans contre l’autre deux millions. Nous ne sommes pas obligés de chercher la cause qui fait que notre mauvais principe est méchant : car quand une chose incréée est telle ou telle, on ne peut pas dire pourquoi elle l’est ; c’est sa nature, on s’arrête-là nécessairement : mais pour ce qui est des qualités d’une créature, on en doit chercher la raison ; et on ne la peut trouver que dans sa cause. Il faut donc que vous disiez que Dieu est l’auteur de la malice du diable ; qu’il l’a produite lui-même toute formée, ou qu’il en a jeté le germe et la semence dans le fond qu’il a créé. Or c’est faire mille fois plus de tort à Dieu, que de dire qu’il n’est pas le seul être nécessaire et indépendant. Cela ramène les objections étalées ci-dessus touchant la chute du premier homme. Il n’est donc pas nécessaire d’y insister davantage, il faut humblement reconnaître que toute la philosophie est ici à bout, et que sa faiblesse nous doit conduire aux lumières de la révélation, où nous trouverons l’ancre sûre et ferme. Notez que ces hérétiques abusaient des passages de l’Écriture Sainte où le diable est appelé prince de ce monde[2], et Dieu de ce siècle[3].

  1. Voyez les livres de saint Augustin, de Civitate Dei.
  2. Évangile de saint Jean, ch. XIV, vs. 30.
  3. IIe. épître aux Corinthiens, chap. IV, vs. 4.

(I) En quel sens on ne peut pas dire que, selon les manichéens, Dieu soit l’auteur du péché. ] Le style des orthodoxes ne varie point là-dessus : il est fixé de temps immémorial à cet usage, qu’être manichéen, et faire Dieu auteur du péché, sont deux expressions qui signifient la même chose et lorsqu’une secte chrétienne accuse les autres de faire Dieu auteur du péché, elle ne manque jamais de leur imputer à cet égard le manichéisme. Cette accusation est juste en un certain sens, puisqu’il est vrai que les sectateurs de Manés reconnaissaient pour la cause du péché un être éternel mais si vous tournez la médaille, vous trouverez un autre sens, selon lequel ils peuvent dire qu’ils ne font point Dieu auteur du péché ; car ils peuvent soutenir qu’il n’y a que le bon principe qui mérite le nom de Dieu, et que ce grand et beau nom ne doit jamais être donné au mauvais principe, et par conséquent que leur hypothèse est celle de toutes qui éloigne le plus de Dieu toute participation au mal. Toutes les autres l’enveloppent, comme le ministre que j’ai cité ci-dessus le reconnaît, « Pourvu qu’on suppose, dit-il[1], que Dieu s’est fait un plan de tous les événemens de l’éternité, et que, dans ce plan, il a bien voulu que tous les maux, les désordres et les crimes qui règnent au monde y entrassent, c’est assez. Jamais on ne persuadera à personne que tant de crimes se soient fourrés par hasard dans le projet de la Providence. Et s’ils y sont entrés par la disposition de la très-profonde sagesse de Dieu, soit qu’on appelle cette disposition, ou permission, ou volonté, on ne satisfera jamais les esprits téméraires, et jamais on ne fera voir clairement que cela s’accorde bien avec la haine que

  1. Jurieu, Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées, pag. 68, 69.