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PAULICIENS.

commun. Et cependant eux font Dieu, qui est tout bon, la cause de tous les maux : car la matiere n’a peu produire le mal de soi, parce qu’elle est sans qualité, et toutes les diversitez qu’elle a, elle les a de ce qui la remue et qui la forme, c’est-à-dire, la raison qui est dedans, qui la remue et la forme, n’estant pas idoine à se former et se remuer soi-mesme : tellement qu’il est force que le mal vienne en estre ou de rien, et de ce qui n’est pas, ou si c’est par quelque principe mouvant, que ce soit par Dieu : car s’ils pensent que Jupiter ne domine pas sur ces parties, et n’use pas de chacune selon sa propre raison, ils parlent contre le sens commun, et feignent un animal duquel plusieurs des parties n’obéissent pas à sa volonté, usans de leurs propres actions et opérations, ausquelles le total ne donne point d’incitation, ni n’en commence point le mouvement : car il n’y a rien si mal composé entre les creatures qui ont ame, que contre sa volonté ou ses pieds marchent, ou sa langue parle, ou sa corne frappe, ou sa dent morde, dont il est force que Dieu souffre plusieurs choses, si contre sa volonté les mauvais mentent et commettent d’autres crimes, rompent les murailles des maisons pour aller desrober, ou s’entretuent les uns les autres. Et si, comme dit Chrysippus, il n’est pas possible que la moindre partie se porte autrement que comme il plaist à Jupiter, ains toute partie animée, et qui a ame vivante, s’arreste et se remue ainsi que lui la meine et la manie, et arreste et dispose. Mais encore est ceste parole de lui pernicieuse : car il estait plus raisonnable de dire que innumerables parties, par force, pour l’impuissance et foiblesse de Jupiter, fissent plusieurs choses mauvaises contre sa nature et volonté, que de dire qu’il n’y ait ni malefice, ni intemperance aucune, dont Jupiter ne soit cause. » Remarquez bien cette conclusion : s’il fallait choisir entre deux maux, ou que Jupiter manquât de puissance, ou qu’il manquât de bonté, Plutarque estime qu’il faudrait prendre le premier parti, et qu’il vaut mieux dire que Dieu n’a pas toute la force nécessaire à empêcher qu’il ne se fasse des crimes, que de prétendre que c’est lui qui les fait commettre[1]. Cicéron se prévalut du même dogme des stoïques, touchant la toute-puissance de Jupiter, pour combattre la providence ; comme si la seule excuse que l’on pourrait alléguer de tant de désordres qui arrivent sur la terre, était de dire que Dieu ne peut pas songer à tout. Si c’était la seule excuse, les stoïciens manqueraient absolument d’apologie : car ils prétendaient que la puissance de Jupiter était infinie. Voici les paroles de Cicéron : At subvenire certè potuit (Deus), et conservare urbes tantas, atque tales. Vos enim ipsi dicere soletis, nihil esse quod Deus efficere non possit, et quidem sinè labore ullo : et enim hominum membra nullâ contentione, mente ipsâ ac voluntate moveantur, sic numine deorum omnia fingi, moveri, mutarique posse. Neque id dicitis superstitiosè, atque aniliter, sed physicâ, constantique ratione. Materiam enim rerum ex quâ, et in quâ omnia sint, totam esse flexibilem, et commutabilem, ut nihil sit, quod non ex eâ quamvis subitò fingi, convertique possit. Ejus autem universœ rectricem, et moderatricem divinam esse providentiam : hanc igitur, quocunque se moveat, efficere posse quicquid velit. Itaque, aut nescit quid possit, aut negligit res humanas, aut quid sit optimum, non potest judicare[2]. Il venait de dire que la ruine de Corinthe devait être attribuée à Critolaüs, et celle de Carthage à Asdrubal, et non pas à la colère de Dieu ; puisque selon les stoïciens, Dieu ne se courrouce jamais, ce qui n’empêche pas qu’il n’ait dû venir au secours de ces

  1. Μυρία γὰρ ἤν ἐπιεικέστερον ἀσθένεια καὶ ἀδυναμία τοῦ Διὸς ἐκβιαζόμενα τὰ μέρη, πολλὰ δρᾶν ἄτοπα παρὰ τὴν ἐκείνου ϕύσιν καὶ βούλησιν· ἢ μήτε ἀκρασίαν εἶναι, μήτε κακουργίαν, ἦς, οὐκ ἔστιν ὁ Ζεὺς αἴτιος. Tollerabilius enim erat infinitas partes dicere Jovi ob ejus imbecillitatem vi factâ agere multa improbè contrà ipsius natura et voluntatem, quàm nullam esse libidinem, nullum scelus quod non Jovi autori imputandum esset. Plut., adversùs stoïcos, pag. 1076, E.
  2. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXXVIII, XXXIX.