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PAULICIENS.

dans deux sujets, vous les combinez ensemble dans une seule et même substance, ce qui est monstrueux et impossible. Le principe unique que vous admettez a voulu de toute éternité, selon vous, que l’homme péchât, et que le premier péché fût une chose contagieuse[1] ; qu’elle produisît sans fin et sans cesse tous les crimes imaginables sur toute la face de la terre ; ensuite de quoi il a préparé au genre humain dans cette vie tous les malheurs qui se peuvent concevoir, la peste, la guerre, la famine, la douleur, le chagrin ; et après cette vie un enfer où presque tous les hommes seront éternellement tourmentés d’une manière qui fait dresser les cheveux quand on en lit les descriptions. Si un tel principe est d’ailleurs parfaitement bon, et s’il aime la sainteté infiniment, ne faut-il pas reconnaître que le même Dieu est tout à la fois parfaitement bon et parfaitement mauvais, et qu’il n’aime pas moins le vice que la vertu ? Or n’est-il pas plus raisonnable de partager ces qualités opposées, et de donner tout le bien à un principe, et tout le mal à l’autre principe ? L’histoire humaine ne prouvera rien au désavantage du bon principe. Je ne dis pas comme vous que, de son bon gré, de sa pure et franche volonté, et parce uniquement que tel a été son bon plaisir, il a soumis le genre humain au péché et à la misère, lorsqu’il ne tenait qu’à lui de le rendre saint et heureux. Je suppose qu’il n’a consenti à cela que pour éviter un plus grand mal, et comme à son corps défendant. Cela le disculpe. Il voyait que le mauvais principe voulait tout perdre ; il s’y est opposé autant qu’il a pu, et par accord[2]. Il a obtenu l’état où les choses sont réduites. Il a fait comme un monarque qui, pour éviter la ruine de tous ses états, est obligé d’en sacrifier une partie au bien de l’autre. C’est un grand inconvénient, et qui soulève d’abord la raison, que de parler d’un premier principe, et d’un être nécessaire, comme d’une chose qui ne fait pas tout ce qu’elle veut, et qui est contrainte de se soumettre par impuissance aux conjonctures ; mais c’est encore un plus grand défaut, que de se pouvoir résoudre, de gaieté de cœur, à faire le mal lorsqu’on peut faire le bien[3]. Voilà quel pourrait être le langage de cet hérétique. Finissons par le bon usage à quoi je destine ces remarques.

Il est plus utile qu’on ne pense d’humilier la raison de l’homme en lui montrant avec quelle force les hérésies les plus folles, comme sont celles des manichéens, se jouent de ses lumières pour embrouiller les vérités les plus capitales. Cela doit apprendre aux sociniens, qui veulent que la raison soit la règle de la foi, qu’ils se jettent dans une voie d’égarement qui n’est propre qu’à les conduire de degré en degré jusques à nier tout, ou jusques à douter de tout ; et qu’ils s’engagent à être battus par les gens les plus exécrables. Que faut-il donc faire ? Il faut captiver son entendement sous l’obéissance de la foi, et ne disputer jamais sur certaines choses. En particulier, il ne faut combattre les manichéens que par l’Écriture, et par le principe de la soumission, comme fit saint Augustin. Leurs docteurs, qui étaient philosophes, ou plutôt sophistes, faisant profession de ne suivre que la raison, sans rien déférer à l’autorité, embarrassaient fort aisément par leur raisonnemens, et les fausses subtilités de la philosophie purement humaine, ceux qui n’avaient pas assez de science pour y répondre, et ne pouvaient leur opposer que l’Écriture et l’autorité de l’église, à laquelle il appartient de l’interpréter selon son vrai sens. De sorte que promettant à leurs disciples de leur découvrir la vérité par la seule lumière naturelle du bon sens et de la raison, et faisant passer pour erreur tout ce qui est au-dessus d’elle, comme sont nos mystères, ils en pervertissaient plusieurs. Et c’est ce qui fit que[* 1] saint Augustin, qui savait tout le fort et le faible de cette secte, écrivit contre eux son excellent

  1. (*) Aug. de utilit. cred.
  1. Selon les molinistes, il a décrété de mettre les hommes dont les circonstances où il savait très-certainement qu’ils pécheraient ; et il aurait pu, ou les mettre dans des circonstances plus favorables, ou ne pas les mettre dans celles-là.
  2. Dans la remarque (I), au premier alinéa, on propose une autre voie que celle de la transaction.
  3. Voyez ce qui sera cité de Plutarque et de Cicéron, dans la remarque suivante.