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PAULICIENS.

pas avec raison qu’elle agirait comme une cruelle marâtre, et qu’elle serait bien capable de rendre l’honneur de sa propre fille [1] ? Or voilà l’image de la conduite que les sociniens font tenir à Dieu [2]. Ils ne peuvent pas dire qu’il n’a connu le péché du premier homme que sur le pied d’un événement possible ; il a su toutes les démarches de la tentation, et a dû savoir, un moment avant qu’Ève succombât, qu’elle s’allait perdre ; il a dû, dis-je, le connaître avec cette certitude qui fait que l’on est inexcusable, si l’on ne remédie pas au mal, et que l’on ne peut pas dire, j’avais lieu de croire que cela n’arriverait pas ; il me restait beaucoup d’espérance. Il n’y a point de gens un peu expérimentés qui, sans voir ce qui se passe dans le cœur, et sans le connaître que par des signes, ne pussent être assurés qu’une femme est prête à se rendre, s’ilsvojaient par une fenêtre comment elle se défend, lorsqu’en effet sa chute est prochaine. Le moment du consentement est précédé de certains indices où ils ne se trompent point. À plus forte raison Dieu, qui connaissait toutes les pensées d’Ève, à mesure qu’elles se formaient (les sociniens ne lui ôtent pas cette connaissance), ne pouvait pas douter qu’elle n’allât succomber. Il a donc voulu la laisser pécher ; il l’a, dis-je, voulu dans le temps même qu’il prévoyait ce péché avec certitude. Le péché d’Adam a été encore plus certainement prévu ; car l’exemple d’Ève donnait des lumières pour mieux prévoir la chute de son mari. Si Dieu avait eu à cœur la conservation de l’homme et celle de l’innocence, et l’expulsion de tous les malheurs qui devaient être la suite infaillible du péché, n’eût-il pas du moins fortifié le mari, après que la femme fut tombée ? ne lui eût-il pas donné une autre femme saine et entière, au lieu de celle qui s’était laissé séduire ? Disons donc que le système socinien, en ôtant à Dieu la prescience, le réduit à la servitude et à une forme de gouvernement qui est pitoyable, et ne lève pas la grande difficulté qu’il fallait lever, et qui force ces hérétiques à nier la prévision des événemens contingens [3].

Je vous renvoie à un professeur en théologie encore vivant [4], qui a montré clair comme le jour, que ni la méthode des scotistes, ni celle des molinistes, ni celle des remontrans, ni celle des universalistes, ni celle des pajonistes, ni celle du père Malebranche, ni celles des luthériens, ni celle des sociniens, ne sont capables de soudre les objections de ceux qui imputent à Dieu l’introduction du péché, ou qui prétendent qu’elle n’est point compatible avec sa bonté, ni avec sa sainteté, ni avec sa justice [5] : de sorte que ce professeur, ne trouvant pas mieux ailleurs, demeure dans l’hypothèse de saint Augustin, qui est la même que celle de Luther et de Calvin, et que celles des thomistes et des jansénistes ; il y demeure, dis-je [6], incommodé des difficultés étonnantes qu’il a étalées [7], et accablé de ces pesanteurs [8]. Depuis que Luther et Calvin ont paru, je ne pense pas qu’il se soit passé d’année où l’on ne les ait accusés de faire Dieu auteur du péché. Le professeur dont je parle avoue qu’à l’égard de Luther cette accusation est juste [9] : les luthériens d’aujourd’hui prétendent la même chose de Calvin. Les catholiques romains la prétendent à l’égard de l’un et de l’autre. Les jésuites la prétendent à l’égard de Jansénius. Ceux qui sont un peu équitables et modérés ne prennent point pour un acte de mauvaise

  1. Voyez ci-dessous, citation (50).
  2. Je parle encore de ceci dans la page suivante.
  3. Voyez M. Arnauld, Réflexions sur le Système du père Mallebranche, liv. I, chap. XIII, pag. 256 et suivantes, où il montre qu’à moins que Dieu ne combine par des volontés particulières les volontés de l’homme, et les mouvemens de la matière, les événemens, qu’on appelle contingens, seraient tels même à l’égard de Dieu.
  4. On écrit ceci au commencement d’avril 1696.
  5. Jurieu, Jugement sur les Méthodes rigides et relâchées d’expliquer la Providence et la Grâce. Voyez, dans ce volume, pag. 172, la citation (36) de l’article Nihusius.
  6. Là même, pag. 23.
  7. Pag. 19, 20, 21 et 22.
  8. Là même, pag. 23.
  9. Après avoir rapporté les sentimens de Luther, il dit : Hæc omnia abdicamus et horremus ut religionem omnem pessundantia et manicheismum spirantia. Petrus Jurius, de Pace inter Protestantes ineundà, pag. 214. Voyez M. de Meaux, dans l’Addition à l’Histoire des Variations.