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PAULICIENS.

faiteur : il ne le soutiendrait pas mieux, si, pouvant faire que son client n’abusât pas des bienfaits, il ne l’en empêchait pas en le guérissant de ses mauvaises inclinations[1]. Ce sont des idées aussi connues du peuple que des philosophes. J’avoue que si l’on ne pouvait prévenir le mauvais usage d’une faveur qu’en rompant les bras et les jambes à ses clients, ou qu’en leur mettant les fers aux pieds au fond d’un cachot, on ne serait pas obligé de le prévenir ; il vaudrait mieux leur refuser le bienfait : mais si on le pouvait prévenir en changeant le cœur, et en lui donnant du goût pour les bonnes choses, on le devrait faire : or c’est ce que Dieu ferait aisément s’il le voulait. Remarquez bien ce que Cicéron oppose à ceux qui allèguent que ce n’est pas la faute de Dieu si les hommes n’usent pas bien de ses grâces. Huic loco sic soletis occurrere, non idcircò non optimè nobis à diis esse provisum, quòd multi eorum beneficio perversè uterentur : etiam patrimoniis multos malè utì : nec ob eam causam eos beneficium à patribus nullum habere. Quis istùc negat ? aut quæ est in collatione istâ similitudo ? nec enim Herculi nosere Dejanira voluit, cùm ei tunicam, sanguine centauri tinctam, dedit : nec prodesse Pherœo Jasoni, is qui gladio vomicam ejus aperuit, quam sanare medici non potuerant. MULTI ENIM, ETIAM CUM OBESSE VELLENT, PROFUERUNT ET CUM PRODESSE, OBFUERUNT. Ita non fit ex eo, quod datur, ut voluntas ejus, qui dederit, appareat : nec si is, qui accepit, benè utitur, idcircò is, qui dedit, amicè dedit[2]. Il n’y a point de bonne mère qui, ayant permis à ses filles d’aller au bal, ne révoquât cette permission si elle était assurée qu’elles y succomberaient à la fleurette, et qu’elles y laisseraient leur virginité : et toute mère qui, sachant certainement que cela ne manquerait point d’arriver, les laisserait aller au bal, après s’être contentée de les exhorter à la sagesse, et de les menacer de sa disgrâce si elles revenaient femmes, s’attirerait pour le moins le juste blâme de n’avoir aimé ni ses filles, ni la chasteté. Elle aurait beau dire, pour sa justification, qu’elle n’avait point voulu donner quelque atteinte à la liberté de ses filles, ni leur témoigner de la défiance ; on lui répondrait que ce grand ménagement était fort mal entendu, et sentait plutôt une marâtre irritée qu’une mère ; et qu’il aurait mieux valu garder à vue ses filles, que de leur donner si mal à propos un tel privilége de liberté, et de telles marques de confiance. Ceci fait voir la témérité de ceux qui nous donnent, pour raison, le ménagement qu’ils disent que Dieu a eu pour le franc arbitre du premier homme. Il vaut mieux croire et se taire, que d’alléguer des raisons qu’on peut réfuter par les exemples dont je viens de me servir. Cotta, dans un livre de Cicéron, apporta tant d’argumens contre ceux qui disent que la faculté de raisonner est un présent que les dieux ont fait à l’homme, que Cicéron ne se sentit pas capable de résoudre ces difficultés : car, s’il s’en fût trouvé capable, il les aurait réfutées ; son esprit d’académicien était dans son élément lorsqu’il pouvait faire voir qu’on peut soutenir le pour et le contre à l’infini. Puis donc qu’il a laissé sans réponse les raisons de Cotta, il faut croire qu’il n’a su que dire contre. Cicéron était cependant un des plus excellens génies qui aient jamais été. Cotta, ayant fait voir que la raison est complice de tous les crimes, et qu’ainsi les dieux auraient dû nous la donner s’ils avaient voulu nous faire du mal[3], se proposa la solution ordinaire, qui est que les hommes abusent des faveurs au ciel. Sed urgetis identidem hominum esse istam culpam non deorum…. in

  1. Voyez, sur tout ceci, la remarque (E) de l’article d’Origène, dans ce volume, pag. 254.
  2. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXVIII. Joignez à ceci ce qui a été dit de l’Eucrapélas d’Horace, dans l’article d’Origène, dans ce volume, pag. 255, citation (43).
  3. Comme il était tard, il feint que Balbus ne répondit pas à Cotta, et renvoya la partie à un autre jour, qui ne vint jamais. Quoniàm advesperascit, dabis diem nobis aliquam ut contrà ista dicamus. Cotta répond qu’il souhaite d’être réfuté, et qu’il l’espère. Ego verò et opto redargui me, Balbe, et ea quæ disputavi disserere malui quam judicare, et facilè me à te vinci posse certò scio. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, sub fin.