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PAULICIENS.

père de famille qui laisserait casser les jambes à ses enfans, afin de faire paraître à toute une ville l’adresse, qu’il a de rejoindre les os cassés ; ou un monarque qui laisserait croître les séditions et les désordres par tout son royaume, afin d’acquérir la gloire d’y avoir remédié[1]. La conduite de ce père et de ce monarque est si contraire aux idées claires et distinctes selon lesquelles nous jugeons de la bonté et de la sagesse, et en général de tous les devoirs d’un père et d’un roi, que notre raison ne saurait comprendre que Dieu puisse en user de même. Mais, direz-vous, les voies de Dieu ne sont pas nos voies. Tenez-vous-en donc là ; c’est un texte de l’Écriture[2], et ne venez plus raisonner[3]. Ne nous venez plus dire que, sans la chute du premier homme, la justice et la miséricorde de Dieu seraient demeurées inconnues ; car on vous répondra qu’il n’y avait rien de plus facile que de faire connaître à l’homme ces deux attributs ; la seule idée de l’être souverainement parfait apprend clairement à l’homme pécheur que Dieu possède toutes les vertus qui sont dignes d’une nature infinie à tous égards. À combien plus forte raison eût-elle appris à l’homme innocent que Dieu est infiniment juste ? Mais il n’eût puni personne : c’est par-là même que l’on eût connu sa justice ; c’eût été un acte continuel, un exercice perpétuel de cette vertu : personne n’aurait mérité d’être puni, et par conséquent la suppression de toute peine eût été une fonction de justice. Répondez-moi s’il vous plaît. Voilà deux princes dont l’un laisse tomber ses sujets dans la misère, afin de les en tirer quand ils y auront assez croupi, et l’autre les conserve toujours dans un état de prospérité. Celui-ci n’est-il pas meilleur ? n’est-il pas même plus miséricordieux que l’autre ? Ceux qui enseignent la conception immaculée de la Sainte Vierge, prouvent démonstrativement que Dieu déploya sur elle sa miséricorde, et le bénéfice de la rédemption, plus que sur les autres hommes. Il ne faut pas être métaphysicien pour savoir cela : un villageois connaît clairement que c’est une plus grande bonté d’empêcher qu’un homme ne tombe dans une fosse, que de l’y laisser tomber, et de l’en tirer au bout d’une heure[4] ; et qu’il vaut mieux empêcher qu’un assassin ne tue personne, que de le faire rouer après les meurtres qu’on lui a laissé commettre[5]. Tout ceci nous avertit qu’il ne se faut point commettre avec les manichéens, sans établir, avant toutes choses, le dogme de l’élévation de la foi et de l’abaissement de la raison[6].

Ceux qui disent que Dieu a permis le péché, parce qu’il n’aurait pu l’empêcher sans donner atteinte au libre arbitre qu’il avait donné à l’homme, et qui était le plus beau présent qu’il lui eût fait, s’exposent beaucoup. La raison qu’ils donnent est belle, on y voit un je ne sais quoi qui éblouit, on y trouve de la grandeur : mais enfin on la peut combattre par des raisons qui sont plus à la portée de tous les hommes, et plus fondées sur le bon sens et sur les idées de l’ordre. Sans avoir lu le beau Traité de Sénèque sur les Bienfaits, on connaît, par la lumière naturelle, qu’il est de l’essence d’un bienfaiteur de ne point donner des grâces dont il sait qu’on abuserait de telle sorte, qu’elles ne serviraient qu’à la ruine de celui à qui il les donnerait. Il n’y a point d’ennemi si passionné, qui en ce cas-là ne comblât de grâces son ennemi. Il est de l’essence d’un bienfaiteur de n’épargner rien pour faire que ses bienfaits rendent heureux la personne qu’il en honore. S’il pouvait lui conférer la science de s’en bien servir, et qu’il la lui refusât, il soutiendrait mal le caractère de bien-

  1. Voyez dans l’article Callistrate, tom. IV, pag. 325, citations (7) et (8), les paroles de Sénèque.
  2. Isaïe, chap. LV, vs. 8.
  3. Voyez, ci-dessous, la remarque (M), vers la fin.
  4. Voyez Garasse, Somme théologique, pag. 430.
  5. Cur omnium crudelissimus diù Cinna regnavit ? At dedit pœnas. Prohiberi meliùs fuit impedirique ne tot summos viros interficeret, quàm ipsum aliquandò pœnas dare. Summo cruciatu, supplicioque Varius, homo importissimus, periit : sed, quia Drusum ferro, Metellum veneno sustulerat, illos conservari meliùs fuit, quàm pœnas sceleris Varium pendere. Cicero, de Naturâ Deorum, lib. III, cap. XXXII, XXXIII.
  6. M.  Amyraut a fait un livre qui porte ce titre.