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PAULICIENS

père accorde aux marcionites plus qu’il ne doit ; car il ne veut pas même avouer que Dieu soit l’auteur du mal physique, comme sont les maladies et la vieillesse, ni de cent choses qui nous viennent de dehors, et qui arrivent inopinément. Ainsi, pour se tirer d’un embarras, il adopte des erreurs, et peut-être même des hérésies. Mais voici un autre défaut de sa réponse. Il s’imagine qu’il se tirera d’affaire en disculpant la providence, pourvu qu’il assure que les vices ont leur origine dans l’âme de l’homme. Comment ne voyait-il pas que c’est fuir la difficulté, ou donner pour solution la chose même en quoi consiste la principale difficulté ? la prétention de Zoroastre, de Platon, de Plutarque, des marcionites, des manichéens, et en général de tous ceux qui admettent un principe naturellement bon, et un principe naturellement méchant, tous deux éternels et indépendans ; et que sans cela on ne saurait dire par quelle voie le mal est venu au monde. Vous répondez qu’il y est venu par l’homme ; mais comment cela, puisque, selon vous, l’homme est l’ouvrage d’un être infiniment saint, et infiniment puissant ? L’ouvrage d’une telle cause ne doit-il pas être bon ? Peut-il être que bon ? N’est-il pas plus impossible que les ténèbres sortent de la lumière, qu’il n’est possible que la production d’un tel principe soit méchante ? C’est là où est la difficulté. Saint Basile ne pouvait pas l’ignorer ; pourquoi donc dit-il si froidement qu’il ne faut chercher le mal que dans l’intérieur de l’homme ? Mais qui est-ce qui l’y a mis ? L’homme même, en abusant des grâces de son créateur, qui, étant la souveraine bonté, l’avait produit dans un état d’innocence. Si tous répondez cela, vous donnez dans la pétition du principe. Tous disputez avec un manichéen, qui vous soutient que deux créateurs contraires ont concouru à la production de l’homme, et que l’homme a reçu du bon principe ce qu’il a de bon, et du méchant principe ce qu’il a de mal ; et vous répondez à ses objections en supposant que le créateur de l’homme est unique, et souverainement bon. N’est-ce pas donner votre propre thèse pour réponse ? Il est clair que saint Basile dispute mal : mais comme d’ailleurs c’est une affaire qui met à bout toute la philosophie, il devait se retirer dans son fort ; c’est-à-dire qu’il devait prouver, par la parole de Dieu, que l’auteur de toutes choses est unique, et infini en bonté et en toutes sortes de perfections ; que l’homme, étant sorti de ses mains innocent et bon, a perdu ses mains innocentes par sa propre faute[1]. C’est là l’origine du mal moral et du mal physique. Que Marcion et que tous les manichéens raisonnent tant qu’il leur plaira pour montrer que sous une providence infiniment bonne et sainte, cette chute de l’homme innocent n’a pu arriver, ils raisonneront contre un fait, et par conséquent ils se rendront ridicules. Je suppose toujours que ce sont des gens que l’on peut réduire, par des argumens ad hominem, à reconnaître la divinité du Vieux Testament. Car si l’on avait à faire ou à Zoroastre, ou à Plutarque, ce serait une autre chose.

Afin qu’on voie que ce n’est pas sans raison que je débite qu’il ne faut opposer à ces sectaires que la maxime ab actu ad potentiam valet consequentia, et que ce petit enthytème, cela est arrivé, donc cela ne répugne point à la sainteté et à la bonté de Dieu, j’observe que l’on ne peut se commettre à la dispute sur un autre pied sans quelque désavantage. Les raisons de la permission du péché, qui ne sont point prises des mystères révélés dans l’Écriture, ont ce défaut[2], quelque bonnes qu’elles soient, qu’on peut les combattre par d’autres raisons plus spécieuses, et plus conformes aux idées que l’on a de l’ordre. Par exemple, si vous dites que Dieu a permis le péché afin de manifester sa sagesse, qui éclate davantage dans les désordres que la malice des hommes produit tous le jours, qu’elle ne ferait dans un état d’innocence, on vous répondra que c’est comparer la divinité, ou à un

  1. Voyez l’article Manichéens, tom. X, pag. 199, entre les citations (58) et (59) ; et ci-dessus, la remarque (E) de cet article, au premier alinéa.
  2. Rapportez ici ce qu’a dit un père de l’église : Felix culpa, quæ talem meruit habere redemptorem !