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PAULICIENS.

qu’on fait souvent du bonheur, sont des phénomènes qui s’expliquent admirablement selon l’hypothèse manichéenne. Ce sont des choses qui nous conduisent à supposer que les deux principes ont passé une transaction qui limita réciproquement leurs opérations[1]. Le bon ne peut pas nous faire tout le bien qu’il souhaiterait : il a fallu que pour nous en faire beaucoup, il consentît que son adversaire nous causât autant de mal ; car sans ce consentement le chaos serait toujours demeuré chaos, et aucune créature n’eût jamais senti le bien. Ainsi la souveraine bonté, trouvant un meilleur moyen de se satisfaire à voir le monde tantôt heureux, tantôt malheureux, qu’à ne le voir jamais heureux, a fait un accord qui a produit le mélange de bien et mal que nous voyons dans le genre humain. En donnant à votre principe la toute-puissance, et la gloire de jouir seul de l’éternité, vous lui ôtez celui de ses attributs qui passe devant tous les autres ; car l’optimus précède toujours le maximus dans le style des plus savantes nations, quand elles parlent de Dieu : vous supposez que, n’y ayant rien qui l’empêche de combler de biens ses créatures, il les accable de maux ; que s’il en élève quelques-unes, c’est afin que leur chute soit plus rude[2] ; nous le disculpons sur tout cela ; nous expliquons, sans qu’il y aille de sa bonté tout ce qu’on peut dire de l’inconstance de la fortune, et de la jalousie de Némésis, et de ce jeu continuel dont Ésope fait l’occupation de Dieu : Il élève les choses basses, disait Ésope, et il abaisse les choses hautes[3]. Il n’a pu tirer, disons-nous, un meilleur parti de son adversaire : sa bonté s’est étendue autant qu’elle a pu ; s’il ne nous fait pas plus de bien, c’est qu’il ne peut pas : nous n’avons donc pas sujet de nous plaindre.

Qui n’admirera et qui ne déplorera la destinée de notre raison ? Voilà les manichéens, qui, avec une hypothèse tout-à-fait absurde et contradictoire, expliquent les expériences cent fois mieux que ne font les orthodoxes, avec la supposition si juste, si nécessaire, si uniquement véritable d’un premier principe infiniment bon et tout-puissant.

Faisons voir par un autre exemple le peu de succès de la dispute des pères contre ces hérétiques, par rapport à l’origine du mal[* 1]. Voici un passage de saint Basile : At neque à Deo ipsum malum profluxisse, pium est dicere : proptereà quòd nihil contrariorum à contrario suo gignitur.... ut si nec ingenitum, inquies, ipsum malum nec à Deo profluxit undè naturam sortitur ? Nam mala esse nemo particeps vitæ contradixerit. Quid igitur est dicendum ? nempè malum non essentiam viventem animâque præditam esse ; sed affectionem animæ, virtuti contrariam ; desidiosis ac inertibus, proptereà quòd à bono deciderunt inditam. Noli itaque malum forinsecùs circumspicere, atque inquirere, neque quandam naturam principem malignitatis imaginare, sed malitiæ quisque suæ seipsum autorem agnoscat. Nam semper ea, quæ nobis eveniunt, partìm è naturâ proficiscuntur, ut senectus, ut infirmitas ; partìm suâ sponte proveniunt, quales sunt casus inopini alienis principiis accidentes...... partìm verò in nobis ipsis sunt collocata, ut cupiditates spernere, aut voluptatibus modum non ponere, continere iram, aut manus injicere in eum qui injuriâ lacessivit, vera dicere aut falsa, mansuetum moribus esse ac moderatum, aut fastu superbum arrogantiâque elatum. Quorum itaque tutè Dominus es, horum principia non aliundè quærere velis, sed quod propriè malum est, id ab ultroneâ et voluntariâ electione sumpsisse principium scito, etc.,[4]. Le théologien allemand[5], qui rapporte ce passage, a raison de dire que ce

  1. * Le père Merlin a réfuté ce que Bayle dit ici, dans son Examen d’un second passage de saint Basile (Mémoires de Trévoux, novembre 1737, article 114).
  1. Dans la remarque (I), au premier alinéa, on apporte une explication qui ne suppose nul accord.
  2. ..........Tolluntur in altum,
    Ut lapsu graviore ruant.


    Claudianus, in Rufinum, lib. I, circà init.

  3. Voyez l’article Ésope, tom. VI, p. 284, rem. (I).
  4. Basilius Magnus Hexaëm., homil. II, apud Tobiam Pfannerum System. Theologiæ Gentilis. cap IX, pag. m. 253.
  5. Tobias Pfannerus, ibidem.