Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T11.djvu/267

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
257
ORIGÈNE.

aucune autre existence que celle qu’on nomme idéale et objective. L’origéniste ne le peut nier, puisqu’il reconnaît une félicité éternelle pour toutes les créatures libres, qui succédera à quelques siècles de souffrance. La vertu, la louange, les bienfaits, auront lieu pendant la durée infinie de bonheur ; mais le vice, le blâme, et les peines, n’y auront aucune existence hors de l’entendement. Si l’origéniste répond que ces bienfaits ne seraient pas une récompense au cas que les créatures n’eussent point été douées de liberté, nous répliquerons qu’il n’y a nulle proportion entre une félicité éternelle, et le bon usage que l’homme fait de son franc arbitre : c’est pourquoi le bonheur éternel que Dieu fait sentir à un honnête homme ne peut point être considéré, proprement parlant, comme une récompense ; c’est une faveur, c’est un don gratuit. On ne peut donc pas prétendre, selon l’exactitude des termes, que le franc arbitre a dû être conféré aux hommes afin qu’ils pussent mériter le bonheur du paradis, et l’obtenir à titre de récompense. Ce langage pourrait avoir lieu tout aussi bien quand même il n’y aurait qu’une subordination entre la vertu et le bonheur éternel, c’est-à-dire une liaison de pensées nécessairement vertueuses dans laquelle le bonheur suivrait et la vertu précéderait. Je laisse à dire que plus la félicité éternelle serait éloignée de la notion de récompense, plus marquerait-elle le caractère d’une bonté infinie.

II. La réponse à la seconde proposition ne nous arrêtera guère. Le manichéen ne manquerait pas d’observer que l’impénitence n’étant autre chose qu’un mauvais usage de la liberté, tout revient à un, soit que l’on dise que Dieu ne damne les gens qu’à cause qu’ils ne se repentent pas, soit que l’on dise qu’il les damne simplement à cause qu’ils ont péché. J’avoue que, généralement parlant, c’est une marque de miséricorde, que de vouloir remettre la peine à ceux qui auront regret de leur faute ; mais quand on promet de pardonner sous la condition du repentir, à des gens dont on est très-assuré de l’impénitence, on ne promet rien, proprement parlant, et l’on est tout aussi résolu à les châtier, que si l’on ne leur offrait aucune grâce : si vous vouliez tout de bon les exempter de la peine, vous les empêcheriez d’être impénitens, chose très-facile à celui qui est le maître des cœurs. Voilà encore des argumens ad hominem.

III. À l’égard de la troisième proposition et de ses preuves, le manichéen pourrait demander d’abord si l’origéniste oserait bien déterminer la durée des tourmens qui précèdent l’éternité bienheureuse. On n’oserait la déterminer, car non-seulement on l’ignore, mais aussi on craindrait ou de la faire trop courte, ou de la faire trop longue. Si on la faisait trop courte, comme par exemple de cent ans, On craindrait d’être accusé de lâcher la bride aux pécheurs ; et si on la faisait d’un million d’années, on craindrait de ne point donner une juste image de la miséricorde de Dieu, et de ne point lever tout le scandale de la cruauté prétendue de la doctrine des enfers. On ne se fie donc guère à la nullité de proportion entre la durée d’un million de siècles, et une durée infinie, et l’on ne voit pas que ce soit résoudre la difficulté que de dire, qu’il y a infiniment moins de proportion entre la durée de la terre et l’éternité qu’il n’y en a entre une minute et cent millions d’années. Ce qui se peut assurer d’autant de millions de siècles qu’il y a de gouttes d’eau dans l’Océan. Ce nombre de siècles multiplié tant qu’il vous plaira, est une chose finie, or il n’y a nulle proportion entre le fini et l’infini ; il n’y en a donc aucune entre quelque nombre de siècles que ce soit, et l’éternité. Cependant personne ne peut s’empêcher de juger que la justice divine serait moins sévère, si elle faisait cesser, au bout de cent ans le malheur des réprouvés, pour les introduire au paradis, que si elle ne faisait ce changement qu’au bout de cent mille siècles. Quelque effort que l’on fasse sur son esprit, on ne saurait satisfaire la raison en lui disant, qu’à la vérité Dieu s’apaisera enfin, mais que ce ne sera qu’après que les peines infernales, telles qu’on les décrit ordinairement, auront duré autant de millions d’années qu’il y a de gouttes d’eau dans