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MAHOMET.

je me contenterai de quelques-unes. Le grand-seigneur[1] envoie tous les ans en Arabie cinq cents sequins, un Alcoran couvert d’or, porté sur un chameau, et autant d’étoffe noire qu’il en faut pour servir de tente à la mosquée de la Mecque. Lorsqu’on met cette nouvelle couverture, on ôte celle de l’année précédente ; les pèlerins la mettent aussitôt en pièces, et chacun en emporte ce qu’il peut, qui plus, qui moins. Ils gardent chacun ce lambeau chez eux comme une relique, et comme une marque de leur pèlerinage..... Quand le chameau qui a porté l’Alcoran est de retour, on le pare de fleurs et d’autres ornemens ; et après avoir fait ce saint voyage, il est exempt tout le reste de sa vie de toute sorte de travail et de service[2]. Les Turcs[3] ont beaucoup de vénération pour le chameau : Et ils mettent au nombre des plus grands péchés de lui donner trop de charge, et de le faire travailler plus qu’un cheval. La raison de cela est que cette bête est fort commune dans les lieux saints de l’Arabie, et qu’elle a l’honneur de porter l’Acoran, lorsqu’on fait le pèlerinage de la Mecque. J’ai remarqué que ceux qui ont le soin de cet animal prennent de l’écume qui lui sort de la bouche, après l’avoir fait boire dans un bassin, et s’en frottent la barbe avec beaucoup de dévotion, comme si c’était quelque baume de grand prix, ce qu’ils font, en répétant quantité de fois d’un ton religieux, Hadgi Baba, Hadgi Baba, c’est-à-dire, ô père pèlerin, ô père pèlerin ! Voici un passage que je tire de la Mothe-le-Vayer [4] : « Partout où s’étend la fausse religion de Mahomet, ceux de sa lignée, qu’on nomme chérifs [* 1], y sont en telle vénération, qu’autres qu’eux n’oseraient porter le turban vert[5], et qu’ils sont même irréprochables en justice. Et comment les Turcs et les autres musulmans ne respecteraient-ils pas les descendans de cet imposteur, puisqu’ils estiment tellement jusques aux chevaux issus de la cavale qui le portait, qu’on n’oserait les battre, ni les maltraiter, comme nous l’apprenons de la relation du sieur de Brèves ? » Plusieurs pèlerins après avoir vu le sépulcre de Mahomet, se crèvent les yeux, comme si tout le reste du monde était devenu indigne de leurs regards, depuis la vue d’un tel objet. J’ai lu cela dans Brantôme : on sera bien aise de savoir à quel propos il en parle. Le jour venu, dit-il[6], que les ambassadeurs de Pologne [7] firent la révérence à la reine de Navarre, elle leur parut si belle et si superbement et richement parée et accoutrée, avec si grande majesté et grâce, que tous demeurèrent perdus d’une telle beauté ; et entre autres il y eut de Lasqui, l’un des principaux de l’ambassade, à qui je vis dire en se retirant, perdu d’une telle beauté : non, je ne veux rien plus voir après telle beauté ; volontiers je ferais comme font aucuns Turcs pèlerins de la Mecque, où est la sépulture de leur prophète Mahomet, qui demeurent si aises, si éperdus, si ravis, et transis, d’avoir vu si belle et si superbe mosquée, qu’ils ne veulent rien plus voir après, et se font brûler les yeux par des bassins d’airain ardent, qu’ils en perdent la vue, tant subtilement le savent-ils faire, disant qu’après cela rien ne se peut voir de plus beau, ni ne veulent plus rien après ; ainsi disait ce Polonais de la beauté admirable de cette princesse. Comme l’autorité de Brantôme ne suffirait pas, je citerai deux maronites qui ont dit [8] : Hinc factum est ut multi hujus loci desiderio patriam consanguineosque reliquerint : plerique etiam tali insaniâ dementiâque capti fuerint, ut sibi spontè oculos eruerint, ne scilicet

  1. (*) Léon d’Afrique.
  1. Ricaut, État de l’Empire ottoman, liv. II, chap. XXIII, pag. m. 482.
  2. J’ai lu dans la Relation de l’entrée de Clément VIII à Ferrare, que la haquenée ou mule qui sert à de telles cérémonies ne travaille plus.
  3. Ricaut, liv. II, chap. XXVI.
  4. La Mothe-le-Vayer, tom. VIII, pag. 364.
  5. M. Spon, Voyage, tom. II, pag. 16, assure que ceux qui sont nés lorsque leur mère faisait le voyage de la Mecque, ont le même privilége de porter le turban vert.
  6. Vies des Dames illustres, au discours de la reine Marguerite, pag. 205.
  7. Ceux qui offrirent la couronne au duc d’Anjou, frère de Charles IX.
  8. Gabr. Sionita et Jo. Hesronita, in Tractatu de nonnullis Oriental. Urbibus, p. 26.