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MAHOMET.

[1]. Il aurait pu citer un passage d’Elmacin, qui nous apprend que Mahomet traita fort humainement une troupe de chrétiens qui lui furent demander des sauvegardes[2]. Il expédia là-dessus des ordres qui les assuraient de sa protection. M. Ricaut est donc bien fondé à dire que Mahomet au commencement offrit la paix aux chrétiens : il n’est pas si bien fondé dans les raisons pour lesquelles il prétend qu’ils parurent redoutables à ce faux prophète. Les chrétiens, dit-il[3], se rendaient recommandables par leur zèle, par leur dévotion, et par la pratique de toutes sortes de vertus. Tout cela était joint à la pureté de leur doctrine, et à une sainte et ferme union dans la profession de la foi ; et comme les empereurs étaient chrétiens en ce temps-là, le christianisme ne se soutenait pas seulement par sa patience, par ses souffrances, et par son espérance, comme il avait fait dans les premiers siècles, il était encore appuyé par les armes et par la protection des empereurs. Cela est contraire au sentiment de tout le monde. On convient généralement que la désunion des chrétiens, leurs vices, et ceux de la cour impériale [4], facilitèrent extrêmement les progrès du mahométisme.

Je ne saurais passer à une autre chose, sans faire une réflexion sur celle-ci. Les mahométans, selon les principes de leur foi, sont obligés d’employer la violence pour ruiner les autres religions ; et néanmoins ils les tolèrent depuis plusieurs siècles. Les chrétiens n’ont reçu ordre que de prêcher et d’instruire ; et néanmoins de temps immémorial ils exterminent par le fer et par le feu ceux qui ne sont point de leur religion. Quand vous rencontrerez les infidèles, c’est Mahomet qui parle[5], tuez-les, coupez-leur la tête, ou prenez-les prisonniers, et les liez jusques à ce qu’ils aient payé leur rançon, où que vous trouviez à propos de les mettre en liberté. N’appréhendez point de les persécuter, jusques à ce qu’ils aient mis bas les armes, et qu’ils se soient soumis à vous. Il est pourtant vrai que les Sarrasins cessèrent d’assez bonne heure les voies de la violence, et que les églises grecques, tant la principale que les schismatiques, se sont conservées jusqu’à présent sous le joug de Mahomet. Elles ont leurs patriarches, leurs métropolitains, leurs synodes, leur discipline, leurs moines. Je sais bien qu’elles ont beaucoup à souffrir sous un tel maître ; mais après tout elles ont plus à se plaindre de l’avarice et des chicanes des Turcs, que de leur épée. Les Sarrasins étaient encore plus doux que ne sont les Turcs[6] : voyez les preuves que M. Jurieu en a données[7], et qu’il a prises d’Elmacin et d’Eutychius. On peut être très-assuré que si les chrétiens d’occident avaient dominé dans l’Asie, à la place des Sarrasins et des Turcs, il n’y resterait aujourd’hui aucune trace de l’église grecque, et qu’ils n’y eussent pas toléré le mahométisme, comme ces infidèles y ont toléré le christianisme. Il est bon d’entendre M. Jurieu[8]. « On peut dire avec vérité qu’il n’y a point du tout de comparaison entre la cruauté des Sarrasins contre les chrétiens, et celle du papisme contre les vrais fidèles. En peu d’années de guerre contre les Vaudois, ou même dans les seuls massacres de la Saint-Barthélemi, on a répandu plus de sang pour cause de religion, que les Sarrasins n’en ont répandu dans toutes leurs persécutions contre les chrétiens. Il est bon qu’on soit désabusé de ce préjugé, que le mahométisme est une secte cruelle, qui s’est établie en donnant le choix de la mort ou de l’abjuration du christianisme : cela n’est point, et la conduite des Sarrasins a été une débonnaireté évangélique, en comparaison de celle du papisme, qui a surpassé la cruauté des canniba-

  1. État de l’Empire ottoman, liv II, chap. II, pag. 307. Voyez les Pensées sur les Comètes, num. 244.
  2. Securitatem petituri... securitati instrumentum scripsit. Je me sers d’une version libre. Voyez Hotting., Hist. orient. pag. 236, citant Elmacin., Hist. Sarac., pag. 11.
  3. Pag. 305.
  4. Voyez Hottinger, Hist. orient., p. 239.
  5. Dans le chapitre IX de l’Alcoran. Voyez Ricaut, liv. II, chap. II, pag. 318.
  6. Voyez Ricaut, là même, et chap. III.
  7. Jurieu, Apologie pour la Réformation, tom. II, pag. 55 et suiv., édit. in-4°. Voyez aussi les Pensées sur les Comètes, pag. 738.
  8. Jurieu, là même.