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MAHOMET.

[1] les monumens éternels que le christianise a élevés à la supériorité de la fortune mahométane. On peut appliquer aux mahométans et aux chrétiens ce que Salluste remarque des Athéniens et des Romains : Atheniensium res gestæ, sicut ego existimo, satis amplæ, magnificæque fuêre, verùm aliquantò minores tamen, quàm famâ feruntur : sed, quia provenêre ibi magna scriptorum ingenia, per terrarum orbem Atheniensium facta pro maximis celebrantur. Ita eorum qui ea fecêre, virtus tanta habetur, quantùm verbis ea potuêre extollere præclara ingenia. At populo R. nunquàm ea copia fuit : quia prudentissimus quisque negotiosus maximè erat. Ingenium nemo sinè corpore exercebat. Optimus quisque facere, quàm dicere ; sua ab aliis benefacta laudari, quàm ipse aliorum narrare, malebat[2]. Les mahométans, plus appliqués à la guerre qu’à l’étude, n’ont point composé d’histoires qui égalent leurs actions ; mais les chrétiens, fertiles en gens d’esprit, ont composé des histoires qui surpassent tout ce qu’ils ont fait. Ce manque de bons historiens n’empêche pas que ces infidèles ne sachent dire, que le ciel a de tout temps rendu témoignage à la sainteté de leur religion, par les victoires qu’ils ont remportées[3]. Il leur fallait laisser ce sophisme, et ne les point imiter mal à propos, comme a fait un père de l’oratoire[4]. Son ouvrage est scandaleux et de pernicieuse conséquence ; car il roule sur cette fausse supposition, que la vraie église est celle que Dieu a le plus enrichie de bénédictions temporelles. À vider par cette règle les disputes de religion, le christianisme perdrait bientôt son procès. La prudence ne souffre pas qu’on le mette en compromis, sans se retrancher sur les confessions de foi, et sans stipuler qu’on n’aura égard, ni à l’étendue, ni au plus grand nombre de victoires. Je ne sais si l’on devrait se hasarder à être jugé par les mœurs ; mais si les infidèles consentaient que l’on adjugeât la préférence à l’esprit, à l’érudition, et à la vertu militaire, il les faudrait prendre au mot, ils perdraient infailliblement leur cause à l’heure qu’il est. Ils sont fort au-dessous des chrétiens à l’égard de ces trois choses. Bel avantage que d’entendre beaucoup mieux qu’eux l’art de tuer, de bombarder, et d’exterminer le genre humain[5] ! Notez, je vous prie, que la religion mahométane a eu bonne part autrefois à la gloire temporelle, qui consiste dans la culture des sciences. Elles ont fleuri dans l’empire des Sarrasins avec un très-grand éclat[6]. On y a vu de beaux esprits, et de bons poëtes : on y a vu de grands philosophes, et de fameux astronomes, et des médecins très-illustres ; pour ne pas dire que plusieurs califes se sont acquis une très-belle réputation par leurs qualités morales, et par ces vertus de paix qui ne sont pas d’un moindre prix que les vertus militaires. Il n’y a donc aucune espèce de prospérité temporelle dont cette secte n’ait été favorisée avec une insigne distinction.

J'ai dit qu’il ne serait pas trop sûr de laisser juger par les mœurs si le christianisme est la vraie église. Cela demande une petite explication. Je ne prétends pas que les chrétiens soient plus déréglés quant aux mœurs que les infidèles ; mais je n’oserais affirmer qu’ils le soient moins. Les relations des voyageurs ne s’accordent pas : il y en a qui donnent beaucoup d’éloges à la probité, à la charité, à la dévotion des Turcs, et qui représentent les femmes turques comme la pudeur et la modestie mêmes : il y en a aussi qui parlent très-mal des mœurs de cette nation. Hottinger cite un auteur qui admire la vertu des Turques, et qui l’oppose à la conduite des chrétiennes. Certè mihi magna admiratio oritur quandò honestatem quam vidi in fœmineo sexu inter Turcos considero, et impudicissimos, improbos et damnatos mores fœminarum inter christianos conspicio [7]. Les femmes turques ne

  1. Dans l’article suivant, remarque (D).
  2. Sallust., in Bell. Catilin., pag. m. 14
  3. Voyez l’article suivant, remarque (D).
  4. Thomas Bozius, de Ruinis Gentium.
  5. Voyez les Pensées sur les Comètes, num. 141.
  6. Voyez l’Histoire ecclésiastique d’Hotting.
  7. Septem Castrensis, cap. XII, apud Hotting., Histor. orient., pag. 311. Septem Castrensis est un moine qui fut longtemps prisonnier parmi les Turcs.