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MACON.

coutumé de demander si la farce, qui depuis fut nommée la farce de Saint-Point, était prête à jouer. C’était comme un mot du guet, par lequel ses gens avaient accoutumé de tirer de la prison un ou deux prisonniers, et quelquefois davantage, qu’ils menaient sur le pont de la Saône ; là où comparaissant avec les dames, après leur avoir fait quelques belles et plaisantes questions, il les faisait précipiter et noyer en la rivière. Ce lui étant aussi une chose accoutumée de faire donner de fausses alarmes, et de faire, sous ce prétexte, noyer ou arquebuser quelque prisonnier, ou quelque autre qu’il pouvait attraper de ceux de la religion, leur mettant à sus d’avoir voulu trahir la ville. » Il fut tué par Achon avec lequel il avait une querelle. Il revenait alors de sa maison près de la ville, où il avait porté environ vingt mille écus de pillage. Ce fut peu après la pacification du mois de mars 1563. D’Aubigné [1] peint merveilleusement la barbarie de cet homme, sous l’image d’une école où, pendant le dernier service de la table, au milieu des fruits et des confitures, on enseignait aux filles et aux enfans à voir mourir les huguenots sans pitié. Il dit ailleurs [2] que Saint-Pont bouffonnait en exécutant ses cruautés, et qu’au sortir des festins qu’il faisait, il donnait aux dames le plaisir de voir sauter quelque quantité du pont en bas. La conduite de ce gouverneur était beaucoup plus criante que celle de Lucius Flaminius, qui donna ordre, pendant qu’il dînait, que l’on fît mourir en sa présence un criminel, afin de faire plaisir à l’objet de ses infâmes amours, qui n’avait jamais vu tuer personne [3]. Mais d’autre côté, la conduite de ces dames de Mâcon était beaucoup plus blâmable que celle de ces vestales qu’un poëte chrétien a tant censurées du plaisir qu’elles prenaient à voir tuer des gladiateurs [4]. Je ne doute pas que Saint-Point n’alléguât pour ses excuses les sauts que des Adrets avait fait faire aux soldats de Montbrison [5], comme celui-ci s’excusait sur les cruautés exercées à Orange : et voilà comment un mauvais exemple en attire un autre presque à l’infini, abyssus abyssum invocat. C’est pourquoi la plus grande faute est celle de ceux qui commencent ; ils devraient porter en bonne justice la peine de tous les crimes qui suivent le leur. D’Aubigné n’avait pas bien consulté les dates, lorsqu’il dit [6] que le baron des Adrets, piqué du saccagement d’Orange et des précipices de Mâcon, marcha à Pierrelate, se rendit maître de plusieurs villes, et enfin vint à Montbrison. Il paraît, par Théodore de Bèze [7], que Pierrelate et d’autres villes avaient été subjuguées par des Adrets avant le 26 de juin, et que les soldats de Montbrison sautèrent le 16 de juillet [8], et que Mâcon fut pris par Tavanes le 19 d’août [9].

(C) On verra pourquoi je touche ces effroyables désordres en divers endroits de cet ouvrage. ] Pour l’honneur du nom français et du nom chrétien, il serait à souhaiter que la mémoire de toutes ces inhumanités eût été d’abord abolie, et qu’on eût jeté au feu tous les livres qui en parlaient. Ceux qui semblent trouver mauvais que l’on fasse des histoires, parce, disent-ils [10], qu’elles n’apprennent aux lecteurs que toutes sortes de crimes, ont à certains égards beaucoup de raison par rapport à l’histoire des guerres sacrées. Elle paraît extrêmement propre à nourrir dans les esprits une haine irréconciliable ; et c’est un de mes plus grands étonnemens que les Français de différente religion aient vécu après les édits dans une aussi grande fraternité que celle que nous avons vue, quoiqu’ils eussent éternellement entre les mains les histoires de nos guerres civiles, où l’on ne voit que saccagemens, que profanations, que

  1. D’Aubigné, Hist., tom. I, pag. 216.
  2. Pag. 202.
  3. Plutarch., in Flamin., pag. 379.
  4. ....... Consurgit ad ictus :
    Et quoties victor ferrum jugulo inserit, illa
    Delicias ait esse suas, pectusque jacentis
    Virgo modesta jubet converso pollice rumpi.
    Prudentius, lib. II, in Symmach., vs. 1095.

  5. Voyez l’article Beaumont, tom. III, p. 232, remarque (B).
  6. Tom. I, pag. 204.
  7. Liv. XII, pag. 265, 269.
  8. Pag. 224.
  9. Pag. 422.
  10. Voyez Mascardi, Discours sur l’Histoire.