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MÉNAGE.

où l’on retombe à chaque moment. D’où paraît que les sciences ne sont pas propres à faire le bonheur de l’homme dans cette vie ; car comme ce qu’il y a de plus agréable dans l’érudition est de se souvenir de beaucoup de choses, et que d’ailleurs c’est le talent qui s’affaiblit et qui se ruine avec le plus de vitesse, un savant se voit tous les jours exposé à la mortification de sentir que ce qu’il avait de plus doux l’abandonne. Heureux celui qui comme l’illustre M. Ménage ne fait de beaux vers pour se plaindre de la fuite de sa mémoire, que quand il l’a possédée long-temps [1]. » Ce qu’on dit là, que la mémoire est le premier mourant dans un homme docte, a été observé par M. de Thou, memoria in longævis ex omnibus animi facultatibus prima debilitatur et vacillat [2]. Sénèque le père avait fait la même remarque, et cela après avoir expérimenté en sa personne ce mauvais effet de la vieillesse. Cùm multa jam mihi, dit-il [3], ex me desiranda senectus fecerit, oculorum aciem retuderit, aurium sensum hebetaverit, nervorum firmitatem fatigaverit, inter ea quæ retuli memoria est, res ex omnibus partibus animi, maximè delicata et fragilis : in quam priman senectus incurvit. Le passage que j’ai cité des Nouvelles de la République des Lettres nous apprend que M. Ménage avait fait des vers pour se plaindre de la fuite de sa mémoire. On les trouve au premier livre de ses poésies, à la page 13 de l’édition d’Amsterdam 1687. Mon lecteur, si je ne me trompe, en verra ici quelques-uns avec plaisir : ils n’y seront pas superflus, puisqu’ils contiennent une description du beau talent que j’ai dit que M. Ménage avait possédé. Voici donc le commencement de l’hymne qu’il adressa à la déesse de la mémoire.

Musarum veneranda parens, quam Juppiter ipse,
Ille pater Divûm, magno dilexit amore,
Mnémosyne, fidum tu me patrona clientem
Deseris ? Ah memini, juvenis cùm mille Sophorum,
Mille recenserem sectarum nomina : mille
Stemmata narrarem, totasque ex ordine gentes.
Nunc oblita mihi tot nomina. Vix mihi nomen
Hæret mente meum. Memini, cùm plurima Homeri,
Plurima Peligni recitarem carmina vatis ;
Omnia Virgilii memori cum mente tenerem.
Nunc oblita mihi tot carmina. Non ego possum,
Condita quæ nuper mihi sunt, meminissem meorum.
Gallia quem stupuit, stupuit me maximus ille
Bignonides, legum capita omnia commemorantem.
Fabellas lepides et acutè dicta Sophorum
Narrabam juvenis, juvenum mirante catervâ.
Ingenii pars illa mei, placuisse puellis
Quâ potui, periit : nunc illis fabula fio.
Pendebant olim, memini, narrantis ab ore.
Fabellas easdem, versus eosdem repetentem
(Has narrâsse semel, semel os recitâsse putabam ?
Id me hodiè monuit fidusque vetusque sodalis)
Nunc me fastosæ medio in sermone relinquunt [4].


Vous voyez qu’entre autres choses il reconnaît qu’on l’a averti qu’il répétait les mêmes contes, croyant les dire pour la première fois. Il supplie ensuite la déesse, ou de ne le pas abandonner, ou de le quitter si absolument qu’il ne se souvienne pas même d’avoir jamais su quelque chose.

Si tales tu, Diva, preces audire recusas,
Diva, precor, memorem omnem nobis eripe mentem.
Orbilius fiam, cunctarum oblivio rerum :
Nec meminisse queam, tot rerum non meminisse [5]


Sa prière fut exaucée au sens le plus favorable : la mémoire lui revint, et il en remercia solennellement et publiquement la divinité qui lui était si propice. Voici le commencement de l’action de grâces qu’il publia, le 27 de novembre 1690, âgé de soixante et dix-sept ans trois mois et sept jours.

Musarum veneranda parens, quam Juppiter ipse,
Ipse pater Divûm, tenero dilexit amore ;
Audisti mea vota. Seni memorem mihi mentem
Diva redonâsti. Magnorum nomine mille,
Et proceres omnes ab origine Sablolienses,
Leges romanas, sectas memorare Sophorum,
Tulli mille locos, et Homeri carmina centum,
Et centum possum versus recitare Maronis.
Ingenii pars illa mei, juvenis placuisse
Quâ potui, ecce redux. Tua sunt hæc munera, Diva.
Ingenii per te nobis renovata juventa est.


Mettons aussi la conclusion de ce petit poëme : l’auteur supplie la divi-

  1. Nouvelles de la République des Lettres, juin 1685, art. I, pag. 602 de la seconde édit.
  2. Thuanus, lib. CXXXIV, pag. m. 1082, col. 2.
  3. Seneca, Pater, præfat., lib. I, Controv., pag. m. 70.
  4. Menag., Poëm., lib. I, pag. m. 13.
  5. Idem, ibidem, pag. 14.