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MELANCHTHON.

solution [1]. » L’auteur qui parle de la sorte cite quelques témoignages, et ne dit que ce qu’une infinité d’écrivains ont remarqué. Voyez en dernier lieu monsieur l’évêque de Meaux, dans l’Histoire des Variations. Je crois qu’on outre les choses ; mais je crois aussi que Mélanchthon n’était pas exempt de doutes, et qu’il y avait bien des matières sur quoi son âme ne prononçait point cela est ainsi, et ne peut être autrement. Il était d’un naturel doux et pacifique, et il avait beaucoup d’esprit, beaucoup de lecture et une science très-vaste. Voilà des qualités de tempérament, et des qualités acquises, dont le concours est pour l’ordinaire une source d’irrésolution. Un grand génie, soutenu d’un grand savoir, ne trouve guère que le tort soit tout d’un côté ; il découvre un fort et un faible dans chaque parti, il comprend tout ce qu’il y a de plus spécieux dans les objections de ses adversaires, et tout ce que ses preuves ont de moins solide : il fait, dis-je, toutes ces choses, pourvu qu’il ne soit pas d’un tempérament bilieux ; car s’il l’est, il se préoccupe de telle sorte en faveur de son pari, que ses lumières ne lui servent plus de rien. Non-seulement il se persuade qu’il a raison ; mais il conçoit pour ses sentimens une tendresse particulière, qui le porte à haïr violemment la doctrine qui les combat. De la haine des opinions il passe bientôt à la haine des personnes ; il aspire à triompher, il s’échauffe, et il se tourmente pour y parvenir ; il se fiche contre ceux qui lui représentent que, pour l’intérêt de la vérité céleste, il ne faut point recourir aux expédiens de la politique humaine. Il ne se fiche pas moins, s’il entend dire que ses dogmes ne sont pas certains et évidens, et que sa partie adverse peut alléguer de bonnes raisons. Étant tel, il n’examine les choses qu’afin de demeurer convaincu de plus en plus, que les doctrines qu’il a embrassées sont véritables, et il ne manque pas de trouver beaucoup de solidité dans ses argumens ; car il n’y eut jamais de miroir aussi flatteur que la préoccupation : c’est un fard qui embellit les visages les plus laids : elle rend à une doctrine les mêmes offices que la Vénus du poëte romain rendit à son fils.

Restitit Æneas, clarâque in Luce refulsit ;
Os humerosque Deo similis : namque ipsa decoram
Cæsariem nato genitrix, lumenque juventæ
Purpureum, et lætos oculis afflârat honores.
Quale manus addunt ebori decus, aut ubi flavo
Argentum, Pariusve lapis circumdatur auro [2].


Mélanchthon, n’ayant pas ce tempérament, ne pouvait pas être si ferme dans ses opinions. Il demeurait dans un sens froid qui laissait agir son génie sur le pour et sur le contre ; et comme il aimait la paix, et qu’il déplorait les désordres que le schisme avait fait naître, il était plus disposé à juger favorablement de plusieurs doctrines que les esprits chauds prenaient pour un fondement de la rupture, et qu’il eût voulu qu’on eût tolérées afin de faciliter la réunion. Sa modestie et ses expériences le rendaient un peu défiant. Il était persuadé que ses lumières pouvaient croître de jour en jour : il se souvenait d’avoir corrigé beaucoup de choses dans ses écrits. Il les croyait hommes la première fois qu’il les publia : le temps lui apprit à leur ôter son approbation, et à s’appliquer un bel endroit de Térence [3]. Pouvait-il répondre que le temps ne l’instruirait pas encore mieux ? Voilà ce qui l’empêchait d’être décisif. Il vivait parmi des gens qui lui paraissaient passionnés, et trop ardens à mêler les voies humaines et les ressorts du bras séculier avec les affaires de l’église. Sa conscience tendre lui faisait craindre qu’il n’y eût là un caractère de réprobation [4]. Pourquoi demeurait-il dans ce parti-là, demanderez-vous ; s’il n’avait point une assurance posi-

  1. Florimond de Rémond, Histoire de l’Hérésie, lib. II, chap. IX, pag. 181.
  2. Virgil., Æneid., lib. I, vs. 588.
  3. Nanquàm ita quisquam benè subductâ ratione ad vitam fuit.
    Quin res, ætas, usus, semper aliquid apportet novi,
    Aliquid moneat : ut illa, quæ te scire credas, nescias,
    Et quæ tibi putâris prima, in experiundo ut repudies.
    Quod mihi event nunc...........
    Terentius, Adelph., act. V, sc. IV, initio.

  4. Consultez les passages cités par M. de Meaux, Histoire des Variations, liv. II, num. 44, liv. IV, num. 2, liv. V, num. 33.