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MARILLAC.

former des choses à une infinité de personnes qui avaient connu ce maréchal. On pouvait prendre langue dans les lieux mêmes où il avait commandé, et savoir les noms et les qualités, les intérêts, la réputation des témoins, et les pratiques avec lesquelles ils étaient poussés de part et d’autre ou à déposer, ou à se dédire. Tout cela et cent autres choses faciles au temps du procès sont impossibles aujourd’hui ; la génération d’alors est toute passée. Nous ne pouvons nous servir que des préjugés ou des livres qui nous restent de ce temps-là. Voyons un peu ce que les fauteurs de ce maréchal pourraient dire à ceux qu’ils voudraient persuader de son innocence, et qu’ils trouveraient fort résolus à ne rien admettre que sur de bonnes preuves.

Ils diraient : 1°. que le public fut alors persuadé, et l’est encore, que le maréchal de Marillac n’était coupable que d’avoir déplu au cardinal ; 2°. qu’il est de notoriété publique que ce cardinal était si vindicatif qu’il m’épargnait rien pour satisfaire son ressentiment ; 3°. que son crédit était tel qu’il pouvait venir à bout de tous ses desseins ou par promesses ou par menaces ; 4°. que la procédure fut accompagnée de tant d’irrégularités toutes injustes et propres à opprimer les plus innocens, que cela suffit pour montrer que le maréchal n’était point coupable ; 5°. que sa mémoire fut rétablie par arrêt du parlement de Paris, après la mort du cardinal de Richelieu. La plupart des gens disputent si peu le terrain à ceux qui leur veulent persuader certaines choses, qu’ils acquiesceraient sans difficulté aux cinq raisons que l’on vient de voir. Mais il y a certains esprits de petite foi et fort durs à la détente en fait de persuasion, qui ne trouveraient point là de justes motifs de croire.

I. Ils répondraient à la première raison, que le sentiment public ne saurait être plus suspect en nulle rencontre que dans celle-ci. Le cardinal de Richelieu s’était rendu si odieux par toute la France, qu’on croyait sans aucune peine et sans aucun examen tout le mal qu’on entendait dire de sa conduite. Il était dans un poste où il est très-rare de n’être point exposé à la médisance et à la haine des peuples, et il s’y comportait d’une manière à s’attirer une infinité d’ennemis ; car il augmentait de jour en jour l’autorité souveraine, il faisait punir les grands qui osaient se soulever et cabaler. C’était les tirer d’une mauvaise coutume qui leur était fort agréable, et qui leur avait été utile assez souvent. Il foulait les peuples beaucoup plus qu’on n’avait fait sous les autres règnes. En un mot, le joug de l’autorité royale, toujours trop pesant au gré des peuples, l’était devenu plus que jamais sous son ministère. On avait donc toutes les dispositions imaginables à juger très-mal de sa personne, et l’on avalait avec joie, et comme une espèce de restaurant, toutes les satires, toutes les plaintes, tous les murmures qui courent contre sa réputation. La France était alors toute pleine de mécontens ; ce que l’on avait appelé autrefois le Catholicon, et qui avait fait tant de ravages, avait laissé des racines qui subsistaient encore. La plupart des dévots et tous les bigots enrageaient de ce que le cardinal soutenait les protestans de Hollande et d’Allemagne, et empêchait la maison d’Autriche de les subjuguer. Faisait-il du bien à certaines gens, on les en trouvait indignes : les persécutait-il, on les plaignait, et l’on déplorait l’indignité de leur sort [1] ? Quelles relations ne fit-on pas des dernières heures de ceux qu’il fit condamner ? Quel fut le soin de recueillir tous leurs discours de piété, tous leurs actes d’amour de Dieu ? Il semblait qu’on eût dessein de grossir le martyrologe, ou d’imiter ce Fannius dont j’ai parlé en un autre endroit [2]. On ne parlait de l’exécution de Lyon qu’en style de plainte. Cela était fort légitime à l’égard de M. de Thou, mais pour ce qui regarde M. de Cinq-Mars, il ne fallait pas se contenter de le plaindre, il fallait aussi détester sa vanité, son ingratitude et sa rébellion. Or, puisque les dispositions du public étaient de cette nature envers le cardinal de Richelieu, ceux qui ne veulent croire que ce qui est soutenu de bonnes preuves, ne se lais-

  1. Voyez, tom. IX, pag. 449, citation (41) de l’article Louis XIII.
  2. Tom. VI, pag. 394, remarque (A) de l’article Fannius.