Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T10.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
242
MARESTS.

intelligibles. Il ne nous renvoie pas même à un temps fort éloigné, pour vérifier ses prophètes : et cependant ce sont les plus grandes choses qu’un homme puisse jamais prophétiser. Il est bon de l’entendre parler lui-même, car il s’exprime fort nettement. Ce prince valeureux, prédit selon lui dans Jérémie par les mots de Fils du Juste, qui ne sont point par malheur dans ce prophète, va détruire et chasser de son état l’impiété et l’hérésie, et réformer les ecclésiastiques, la justice et les finances. Puis d’un commun consentement avec le roi d’Espagne, il convoquera tous les princes de l’Europe avec le pape, pour réunir tous les chrétiens à la vraie et seule religion catholique. Il mandera le pape pour se rendre à Avignon, afin d’y conférer ensemble des moyens pour un si grand bien, parce qu’autrement (voyez quelle circonspection !) il serait, dit-il, obligé d’aller à Rome avec une grande armée digne d’un roi de France, pour y conférer en personne avec lui : et le pape aimera mieux se rendre en Avignon, que de se voir chargé dans Rome d’une grande armée. Voilà de grandes choses, et bien particulières : la destruction de toutes les impiétés ; les hérétiques et impies chassés de France ; les ecclésiastiques, la justice et les finances réformés ; la convocation des princes et du pape à Avignon ; la réunion le tous les chrétiens à la religion catholique. Mais celles qui suivent sont encore plus grandes. Après, dit-il, la réunion de tous les hérétiques sous le saint siége, le roi sera déclaré chef de tous les chrétiens, comme fils aîné de l’église, et avec les forces de la chrétienté il ira détruire par mer et par terre l’empire des Turcs et la loi de Mahomet, et étendre la foi et le règne de Jésus-Christ par tout le monde, c’est-à-dire dans la Perse, dans l’empire du grand Mogol, dans la Tartarie et dans la Chine. Que peut-on désirer davantage ; sinon que toutes ces grandes choses soient marquées en particulier dans les prophéties ? et c’est de quoi le sieur des Marests nous assure positivement. Tout cela, dit-il, est spécialement désigné par les prophéties comme il sera fait voir au roi, à qui seul Dieu a donné la force de supporter un si grand secret, une si grande nouvelle, et la vue éclatante d’une vie si glorieuse, pendant laquelle doit être établi partout le règne de Dieu, qui doit durer jusques à la fin des siècles. Et pour nous rendre ces événemens plus croyables, il en marque les moyens [1]. » Il marque aussi les raisons pourquoi les autres personnes ne pouvaient pas supporter ces grandes lumières. Les reines mêmes, ajoute-t-il [2], ne pourraient souffrir d’abord que le roi parlât de quitter Paris, et d’aller en Avignon, où il est appelé par une spéciale prophétie, pour s’y arrêter quelque temps avec le pape, afin d’y réunir toute la chrétienté d’un commun consentement avec le roi d’Espagne, ainsi qu’il est marqué par une prophétie expresse.

La réflexion du janséniste est fort belle : c’est un portrait qui ressemble à bien des gens ; on y voit l’esprit universel des faiseurs de prédictions. « Il y a sans doute quelque chose d’incommode dans ces paroles ; le bas âge du roi d’Espagne le mettant hors d’état de consentir de long-temps à ce dessein : de sorte qu’il semble que le sieur des Marests ait eu en vue le feu roi d’Espagne, qui n’a pas laissé de mourir, nonobstant la prophétie expresse. Mais peut-être que si l’on pressait sur ce point le sieur des Marests, il s’en tirerait de la même manière qu’un autre prophète, qui lui ressemblait assez, se démêla d’une pareille objection. Il s’appelait le prophète Jean, et il vint trouver la reine de Pologne, lorsqu’elle était encore à Paris, et qu’elle était retirée au monastère de Port-Royal. Il essaya de lui prouver par l’Apocalypse, que l’empire des Turcs devait être détruit sous le règne de Louis XIII, et le pontificat d’Urbain VIII. Elle lui fit sur cela une objection assez naturelle, qui était que l’un et

  1. Visionnaires, lettre V, pag. 395, 396.
  2. Là même, pag. 398.