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MARCIONITES.

toutes quand elles agissent offensivement ; mais elles perdent tout leur avantage quand il faut qu’elles soutiennent l’attaque. Nos idées là-dessus ne sont claires qu’autant qu’il le faut pour éterniser la guerre ; semblables à ces princes qui n’ont pas la force d’empêcher que l’on ne ravage leurs frontières, et qui sont assez puissans pour faire des courses dans le pays ennemi. Il ne paraît pas que Marcion et ses sectateurs aient bien connu le fort et le faible des orthodoxes.

Prudence, qui a fait un poëme de l’origine du péché, n’a guère bien répondu à l’objection de ces hérétiques[1].

(G) Il était néanmoins facile de répliquer à cela. ] On a vu dans la remarque précédente que, pour réfuter invinciblement la réponse de saint Basile, il ne fallait que le prier de faire attention à l’état des bienheureux. J’ajoute ici qu’il n’était pas nécessaire de lui demander une si haute contemplation ; car il suffisait de lui faire considérer l’état des justes en cette vie. C’est par un effet de la grâce du Saint-Esprit que les enfans de Dion, dans l’état de voyageurs, je veux dire dans ce monde, aiment leur père céleste, et produisent de bonnes œuvres. Saint Basile, ni les autres pères grecs, ne le pouvaient pas nier, quoiqu’ils n’enseignassent pas aussi fortement que saint Augustin la nécessité de la grâce efficace par elle-même. La grâce de Dieu réduit-elle les fidèles à la condition d’un esclave qui n’obéit que par force ? Empêche-t-elle qu’ils n’aiment Dieu volontairement, et qu’ils ne lui obéissent d’une franche et sincère volonté ? Si l’on eût fait cette question à saint Basile, et aux autres pères qui réfutaient les marcionites, n’eussent-ils pas été obligés de répondre négativement ? Mais quelle est la conséquence naturelle et immédiate d’une pareille réponse ? N’est-ce pas de dire que sans offenser la liberté de la créature, Dieu peut la tourner infailliblement du côté du bien ? Le péché n’est donc point venu de ce que le créateur n’aurait pu le prévenir sans ruiner le franc arbitre de la créature ; il faut donc chercher une autre cause. On ne peut comprendre, ni que les pères de l’église n’aient pas vu la faiblesse de ce qu’ils répondaient, ni que leurs adversaires ne les en aient pas avertis. Je sais bien que ces matières n’avaient pas encore passé par toutes les discussions que l’on a vues au XVIe. et au XVIIe. siècle ; mais il est sûr que la primitive église a connu distinctement l’accord de la liberté humaine avec la grâce du Saint-Esprit[2]. Les sectes chrétiennes les plus rigides reconnaissent aujourd’hui que les décrets de Dieu n’ont point imposé au premier homme la nécessité de pécher, et que la grâce la plus efficace n’ôte point la liberté à l’homme pécheur. On avoue donc que les décrets de conserver le genre humain constamment et invariablement dans l’innocence, quelque absolus qu’ils eussent été, eussent permis à tous les hommes de remplir très-librement tous leurs devoirs. Tous les thomistes soutiennent que la prédétermination physique perfectionne la liberté de notre âme bien loin de l’ôter ou de la blesser : et néanmoins ils enseignent que cette prédétermination est d’une telle nature que, quand elle est donnée pour faire produire un acte d’amour, il n’est pas possible in sensu composito que l’âme produise un acte de haine. Je crois franchement qu’ils ne comprennent pas trop que la liberté de la créature soit perfectionnée par cette qualité physique prédéterminante, que la cause première, disent-ils, produit dans l’âme de l’homme avant que cette âme ait agi ; mais qu’ils le comprennent ou qu’ils ne le comprennent pas, il est toujours sûr qu’ils fournissent de quoi renverser de fond en comble la solution que saint Basile a donnée aux objections des manichéens ; et pour ce qui est des molinistes, ils ne pourraient point se servir d’une telle solution ; car il ne rejettent point les grâces de Dieu qui assurent infailliblement à un homme sa prédestination, ils ne

    thériens : M.  de Beauval en parle dans l’Histoire des Ouvrages des Savans, mois de novembre 1695, pag. 105 et suiv. Mais surtout voyez les Labyrinthes de Bernardin Ochin.

  1. Voyez la remarque (F) de l’article Prudence, tom. XI.
  2. C’est-à-dire, d’une grâce assurée de son effet.