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MACÉDOINE.

vais plaisir des yeux aux personnes qui, ne pouvant avoir que cela, pascon gli avidi sguardi. Mais cette débauche d’Alexandre, quelque criminelle qu’elle fût, n’est rien en comparaison de ce qu’il fit après ses grandes prospérités. Je ne parle pas des concubines qu’il voulut avoir au même nombre que Darius, c’est-à-dire autant qu’il y a de jours dans l’année ; car l’historien [1] qui rapporte que ces concubines se présentaient chaque soir au roi, afin qu’il en choisit une pour passer la nuit avec elle, témoigne qu’Alexandre faisait rarement ce choix. Il est certain que les princes de l’Orient, et Salomon tout le premier à leur exemple, qui se piquaient d’avoir tant de femmes, ne couchaient pas avec toutes. Ils en usaient avec elles à peu près comme aujourd’hui les sultans ; ils en assemblaient un grand nombre, afin de faire un meilleur choix de quelques-unes : les autres servaient à montrer leur opulence, comme font tant de meubles inutiles des maisons riches, dont on ne se sert jamais, et que même l’on ne connaît pas [2]. Les rois qui se piquent d’avoir les plus belles écuries ne montent qu’un très-petit nombre de leurs chevaux ; ils en laissent vivre et mourir la plus grande part sans jamais les essayer. Quelques-uns dressent de magnifiques bibliothéques, et ne touchent jamais à aucun livre. Ce serait donc une preuve un peu équivoque de l’impudicité d’Alexandre, que d’alléguer le grand nombre de ses concubines ; quoiqu’il soit certain que cet attirail et le reste du bagage ait justement scandalisé ses anciens sujets [3], et doive flétrir sa mémoire : mais voici des témoignages plus formels contre sa réputation. Il faisait mettre à sa table quantité de femmes de joie, et il accepta Bagoas qui avait été le mignon de Darius [4]. Nabarzanes acceptâ fide occurrit, dona ingentia ferens, inter quæ Bagoas erat specie singulari spado, atque in ipso flore pueritiæ, cui et Darius fuerat adsuetus, et mox Alexander adsuevit [5]. On ne saurait représenter son débordement par des termes plus expressifs que ceux d’Athénée. Φιλόπαις δὲ ἦν ἐκμανῶς καὶ ᾿Αλέξανδρος ὁ βασιλεύς. Δικαίαρχος γοῦν ἐν τῷ περὶ τῆς ἐν ᾿Ιλίῳ θυσίας, Βαγώου τοῦ εὐνούχου οὕτως αὐτόν ϕησιν ἡρᾶσθαι, ὡς ἐν ὄψει θεάτρου ὅλου καταϕιλεῖν αὐτὸν ἀνακλάσαντα, καὶ τῶν θεατῶν ἐπιϕωνησάντων μετὰ κρότου, οὐκ ἀπειθήσας πάλιν ἀνακλάσας ἐϕίλησεν. Alexander Rex ad insaniam amore puerorum exarsit. Dicæarchus libro de sacrificio quod ad Ilium peractum est, eunuchuin Bagoam adeò ipsum deperiisse scribit, ut resupinus in conspectu theatri totius eum suaviaretur, acclamante verò cum plausu spectatorum turbâ, et tanquàm ad iteranda oscula invitante paruisse, atque rursum inflexâ cervice basia congeminâsse [6].

(K) Son déréglement à l’égard du vin fut prodigieux. ] Il s’enivrait, et il faisait en cet état mille désordres. Le vin fut cause qu’il tua Clitus, qui lui avait sauvé la vie, et qu’il brûla Persépolis, l’une des plus belles villes de l’Orient [7]. La courtisane Thaïs, qui ne se mêlait pas moins de la débauche bachique que de la vénérienne [8], le poussa à cet incendie ; et cette circonstance ne peut servir qu’à rendre l’action plus mauvaise. Ceux qui firent le journal de sa vie [9] remarquèrent qu’il cuvait son vin quelquefois perdant deux jours et deux nuits. Si fort peu de verres l’eussent enivré, il eût été moins condamnable de succomber quelquefois à cette faiblesse ; mais il avalait jusqu’à vingt coupes d’une grandeur énorme avant que d’être ivre. Aussi mourut-il de trop boire ; ce fut le lit

  1. Diod. Siculus, lib. XVII. Quinte-Curce, liv. VI, chap. VI, les met au nombre de trois cent soixante.
  2. Exilis domus est, ubi non et multa superrunt,
    Et dominum fallunt, et prosunt furibus.
    Horat., epist. VI, lib. I, vs. 45.

  3. Pellices 360 totidem quot Darii fuerant, regiam implebant ; quas spadonum greges, et ipsi muliebria pati adsueti, sequebantur. Hæc luxu et peregrinis infecta moribus veteres Philippi milites, rudis natio ad voluptates, aversabantur. Quint. Curtius, lib. VI, cap. VI, num. 8.
  4. Quint. Curtius, lib. V, cap. VI, et lib. VI, cap. II.
  5. Idem, lib. VI, cap. V.
  6. Athen., lib. XIII, pag. 603.
  7. Quint. Curtius, lib. VIII, cap. I.
  8. Idem, lib. V, cap. VII.
  9. Eumenes Cardianus, et Diodorus Erythræus, apud Athenæum, lib. X, cap. IX, pag. 434.