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MANICHÉENS.

du chaos : c’est un état à l’égard de ses deux principes fort semblable à celui que Thomas Hobbes appelle l’état de nature, et qu’il suppose avoir précédé l’établissement des sociétés. Dans cet état de nature, l’homme était un loup à l’homme, tout était au premier occupant : personne n’était maître de rien qu’en cas qu’il fût le plus fort. Pour sortir de cet abîme, chacun convint de quitter ses droits sur tout, afin qu’on lui cédât la propriété de quelque chose : on fit des transactions ; la guerre cessa. Les deux principes, las du chaos, où chacun confondait et bouleversait ce que l’autre voulait faire, convinrent de s’accorder : chacun céda quelque chose ; chacun eut part à la production de l’homme, et aux lois de l’union de l’âme[1]. Le bon principe obtint celles qui procurent à l’homme mille plaisirs, et consentit à celles qui exposent l’homme à mille douleurs ; et s’il consentit que le bien moral fût infiniment plus petit dans le genre humain que le mal moral, il se dédommagea sur quelque autre espèce de créatures, où le vice serait d’autant moindre que la vertu. Si plusieurs hommes dans cette vie ont plus de misères que de bonheur, on récompense cela sous un autre état : ce qu’ils n’ont pas sous la forme humaine, ils le retrouvent sous une autre forme[2]. Au moyen de cet accord, le chaos se débrouilla ; le chaos, dis-je, principe passif, qui était le champ de bataille des deux principes actifs. Les poëtes ont représenté ce débrouillement sous l’image d’une querelle terminée [3]. Voilà ce que Zoroastre pourrait alléguer, se glorifiant de ne pas attribuer au bon principe d’avoir produit de son plein gré un ouvrage qui devait être si méchant et si misérable ; mais seulement après avoir éprouvé qu’il ne pouvait faire mieux, ni s’opposer mieux aux desseins horribles du mauvais principe. Pour rendre son hypothèse moins choquante, il pouvait nier qu’il y ait eu une longue guerre entre ces deux principes, et chasser tous ces combats, et ces prisonniers dont les Manichéens ont parlé. Tout se peut réduire à la connaissance certaine que les deux principes auraient eue, que l’un ne pourrait jamais obtenir de l’autre que telles et telles conditions. L’accord aurait pu se faire éternellement sur ce pied-là.

On pourrait objecter à ce philosophe mille grandes difficultés ; mais comme il trouverait des réponses, et qu’après tout il demanderait qu’on lui fournit donc une meilleure hypothèse, et qu’il prétendrait avoir réfuté solidement celle de Mélissus, on ne le ramènerait jamais au point de la vérité. La raison humaine est trop faible pour cela ; c’est un principe de destruction, et non pas d’édification : elle n’est propre qu’à former des doutes, et à se tourner à droite et à gauche pour éterniser une dispute ; et je ne crois pas me tromper, si je dis de la révélation naturelle, c’est-à-dire des lumières de la raison, ce que les théologiens disent de l’économie mosaïque. Ils disent qu’elle n’était propre qu’à faire connaître à l’homme son impuissance, et la nécessité d’un rédempteur et d’une loi miséricordieuse. Elle était un pédagogue (ce sont leurs termes) pour nous amener à Jésus-Christ. Disons à peu près le même de la raison : elle n’est propre qu’à faire connaître à l’homme ses ténèbres et son impuissance, et la nécessité d’une autre révélation. C’est celle de l’Écriture. C’est là que nous trouvons de quoi réfuter invinciblement l’hypothèse des deux principes, et toutes les objections de Zoroastre. Nous y trouvons l’unité de Dieu, et ses perfections infinies ; la chute du premier homme, et ce qui s’ensuit. Qu’on nous vienne dire avec un grand appareil de raisonnemens, qu’il n’est pas possible que le mal moral s’introduise dans le monde par l’ou-

  1. Appliquez ici ce que Junon dit à Vénus, dans Virgile, Eneid., lib. IV, vs. 98.

    Sed quis erit modus, aut quo nunc certamine tanto ?
    Quin potius pacem æternam pactosque hymenæos
    Exercemus ? ................
    Communem hunc ergò populum, paribusque regamus
    Auspiciis ................

  2. Notez que tous ceux, ou la plupart de ceux qui ont admis deux principes, ont tenu la métempsycose.
  3. Hanc Deus et molior Litem natura diremit.
    Ovidius, Metam., lib. I, vs. 21.