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MANCINELLUS.

cela que cette remarque : Qu’il ne sait ce qu’il en doit croire. Il y a peu de personnes qui fassent si bon marché de leur vie, au moins de gaieté de cœur, si ce ne sont des esprits mélancoliques [1]. Il a ignoré sans doute que le Hieronymus Marius, qu’on avait cité, et qu’il appelle Hierosme le Maire, était un auteur qui se sauva d’Italie pour professer librement la religion protestante. C’est en un mot le Jérôme Massarius, dont on verra ci-dessous l’article. Le jésuite Gretser [2] ne l’a connu qu’à demi ; mais il n’a pas laissé de le récuser comme un ennemi des papes. Je ne sais point si cette aventure de Mancinellus peut être prouvée par aucun autre témoin que par celui-là ; mais je ne doute point que le témoignage de tous ceux de ma connaissance qui en ont parlé, ne dérive ou médiatement ou immédiatement de lui. J’ai lu dans le Diarium de Burchard une chose qui a du rapport à celle-là : c’est que le premier dimanche de l’Avent 1502, le duc de Valentinois, fils du pape Alexandre VI, fit couper la main et le bout de la langue à un certain homme masqué qui avait médit de lui. On vit pendant deux jours cette main pendue à une fenêtre, le bout de la langue attaché au petit doigt. Eâdem die serò quidam mascheratus usus est per Burgum quibusdam verbis inhonestis contra ducem Valentinum, quod dux intelligens fecit eum capi et duci ad curiam sanctæ Crucis, et circa nonam noctis fuit ei abscissa manus et anterior pars linguæ, quæ fuit appensa parvo digito manûs abscissæ, et manus ipsa fenestræ curiæ sanctæ Crucis appensa, ubi mansit ad secundum diem [3]. Bien des choses aussi dissemblables que ces deux-là ont servi de fondement les unes aux autres par une métamorphose à quoi les faits historiques sont forts sujets. Je n’affirme pas que cela ait lieu en cette rencontre ; mais, afin que l’on puisse rechercher si quelque mélange d’accidens a pu faire ici du désordre, je rapporterai une histoire que Thomasi raconte immédiatement après celle de l’homme masqué à qui l’on coupa la langue et la main.

« Le pape et le Valentinois, ayant appris qu’un frère d’un certain Jean Lorenzo, de Venise, homme pour lors assez fameux à raison de sa science, avait translaté en latin, et même envoyé à Venise, afin qu’on les imprimât, quelques libelles qu’il avait fait mettre en grec [4], contre la vie de l’un et de l’autre, par ledit Jean Lorenzo, qui était mort depuis peu, ils donnèrent ordre de le prendre, n’oubliant rien pour faire que cela se fît en secret et avec toute la diligence possible : ils commandèrent encore qu’on lui enlevât en même temps tout ce qu’il pouvait avoir de meubles ou d’écrits, soit qu’ils fussent à lui ou à son frère. De quoi la république fut promptement avertie, comme étant très-particulièrement intéressée dans les personnes et les biens de ces frères ; c’est pourquoi elle envoya d’abord ordre à son ambassadeur d’intercéder en son nom auprès du pape, tout autant qu’il lui serait possible, pour la délivrance de ce prisonnier. L’ambassadeur s’acquitta de sa commission le plus tôt possible, pressant extraordinairement sa sainteté dans une longue audience qu’elle lui donna, et en lui présentant les lettres du sénat, de lui accorder l’élargissement de celui qu’il demandait ; à quoi le pape répondit qu’il ne s’était pas imaginé que la république s’intéressât si fort pour le prisonnier, et qu’il avait un déplaisir extrême de ne pouvoir pas l’accorder à ses demandes : d’autant que le procès et la vie de celui pour qui on intercédait étaient déjà terminés, puisqu’il avait été étranglé et jeté dans le Tibre quelques nuits auparavant [5]. »

Il me reste à dire qu’Augustin Niphus, parlant des bons mots qu’il faut éviter afin de n’encourir pas quelque péril, se sert de l’exemple

  1. Coëffeteau, Réponse au Mystère d’Iniquité, pag. 1213, 1214.
  2. Gretser., in Exam. Myster. Plessæani, pag. 552.
  3. Burchard, in Diario, pag. 78, 79. Voyez aussi Thomaso Thomasi, dans la Vie de César Borgia, pag. 367.
  4. Cet endroit n’a pas été bien traduit ; l’original italien porte que ces livres avaient été composés en grec, par Jean Lorenzo, et qu’ils furent trouvés parmi ses papiers.
  5. Thomaso Thomasi, Vie de César Borgia pag. 368, 369.