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MALHERBE.

firme ce que j’ai dit dans l’article de Lotichius [a] ; c’est que les poëtes se font des maîtresses imaginaires (B), pour avoir lieu de débiter des pensées. Il y a beaucoup d’apparence que Malherbe n’avait guère de religion (C). Son bon ami, ayant voulu faire en sorte que l’on ne crût pas cela, s’y est pris d’une manière à n’en laisser point douter. On a vu dans l’article de madame des Loges quelques faits concernant Malherbe. J’indique la meilleure édition de ses poésies (D) ; et je dirai quelque chose de ses traductions (E). Le bien et le mal, que l’on a dit de ses ouvrages, a été soigneusement recueilli par M. Baillet [b] : j’y renvoie les lecteurs. Je ne trouve pas que Malherbe ait eu beaucoup de part à l’affection du cardinal de Richelieu (F).

Il est du nombre de ces auteurs dont j’ai parlé deux ou trois fois, qui composent avec une peine extrême(G), et qui mettent leur esprit à la torture en corrigeant leur travail. La manière fanfaronne dont il parlait de ses poésies serait plus choquante, si l’on ne considérait que les poëtes ont toujours pris la liberté de se louer à perte de vue (H). Je ne doute point que Balzac ne parle de lui, lorsqu’il se moque d’un certain tyran des syllabes (I).

  1. (Pierre), remarque (F), tom. IX.
  2. Jugem. des Savans, tom. III, num. 944 ; et sur les poëtes, tom. IV, num. 1411.

(A) Je sais sur quoi M. Moréri se pouvait fonder, lorsqu’il a dit que Malherbe s’exprimait de très-mauvaise grâce : mais Racan témoigne le contraire. ] Moréri se pouvait fonder sur ces paroles de Balzac [1] : On vous a dit la vérité ; Malherbe disait les plus jolies choses du monde : mais il ne les disait point de bonne grâce, et il était le plus mauvais récitateur de son temps. Nous l’appellions l’Antimondory : il gâtait ses beaux vers en les prononçant. Outre qu’on ne l’entendait presque pas, à cause de l’empêchement de sa langue, et de l’obscurité de sa voix, il crachait pour le moins six fois en récitant une stance de quatre vers. Et ce fut ce qui obligea le cavalier Marin à dire de lui qu’il n’avait jamais vu d’homme plus humide, ni de poëte plus sec. Racan tient un tout autre langage : Voilà, dit-il [2], les discours ordinaires qu’il tenait avec ses plus familiers amis : mais ils ne se peuvent exprimer avec la grâce qu’il les prononçait ; parce qu’ils tiraient leur plus grand ornement de son geste et du ton de sa voix.

(B) Les poëtes se font des maîtresses imaginaires. ] C’est ce qu’on verra dans ce récit : « Racan et Malherbe s’entretenaient un jour de leurs amours, c’est-à-dire, du dessein qu’ils avaient de choisir quelque dame de mérite et de qualité, pour être le sujet de leurs vers. Malherbe nomma madame de Rambouillet, et Racan madame de Termes, qui était alors veuve : il se trouva que toutes deux avaient nom Catherine ; savoir, la première qu’avait choisie Malherbe, Catherine de Vivonne, et celle de Racan, Catherine de Chabot [3]. » Ils passèrent le reste de l’après-dîner à chercher des anagrammes sur ce nom, qui eussent assez de douceur pour pouvoir entrer dans des vers : ils n’en trouvèrent que trois, Arthenice, Éracinthe, et Charintée ; le premier fut jugé plus beau ; mais Racan s’en étant servi dans sa Pastorale, qu’il fit incontinent après, Malherbe méprisa les deux autres, et se détermina à Rodante..……..…. Il était alors marié et fort avancé en âge ; c’est pourquoi son amour ne produisit que quelque peu de vers, entr’autres ceux qui commencent :

Chère beauté, que mon âme ravie, etc.

  1. Balzac, entretien XXXVII, pag. m. 355.
  2. Racan, Vie de Malherbe, pag. 22.
  3. Là même, pag. 42, 43.