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MAJUS.

trouvé à propos d’établir certains esprits, cause occasionelle de la conduite de l’homme, à l’égard de quelques événemens, toutes les difficultés que l’on forme contre les songes s’évanouiront. Il ne faudra plus s’étonner de ne point trouver un caractère de grandeur, ou de gravité, dans les images qui nous avertissent en songe [1]. Qu’elles soient confuses ou puériles ; qu’elles varient selon les temps et les lieux, et selon les tempéramens ; cela ne doit point surprendre ceux qui savent la limitation des créatures, et les obstacles que se doivent faire réciproquement les causes occasionelles de diverse espèce. N’éprouvons-nous pas tous les jours que notre âme et que notre corps, se traversent mutuellement, dans le cours des opérations qui leur sont propres ? Une intelligence qui agirait et sur notre corps, et sur notre esprit, devrait trouver nécessairement divers obstacles dans les lois qui établissent ces deux principes [2], cause occasionelle de certains effets. Mais d’où vient, demande-t-on, que ces génies invisibles ne prennent pas mieux leur temps : pourquoi n’avertissent-ils pas de l’avenir pendant qu’on veille ; pourquoi attendent-ils que l’on dorme ? Illud etiam requiro, cur, si Deus ista visa nobis providendi causâ dat, non vigilantibus potiùs det, quàm dormientibus ? Sive enim externus, et adventicius pulsus animos dormientium commovet, sive per se ipsi animi moventur, sive que causa alia est, cur secundùm quietem aliquid videre, audire, agere videamur, eadem causa vigilantibus esse poterat : idque si nostri causâ Dii secundùm quietem facerent, vigilantibus idem facerent ; præsertim cùm Chrysippus, academicos refellens, permultò clariora, et certiora esse dicat, quæ vigilantibus videantur, quàm quæ somniantibus. Fuit igitur divina beneficentia dignius, cùm consuleret nobis, clariora visa dare vigilantibus, quàm obscuriora per somnium ; quod quoniam non fit, somnia divina putanda non sunt. Jam verò quid opus est circuitione, et amfractu, ut sit utendum interpretibus somniorum potiùs, quàm directo ? Deus, si quidem nobis consulebat, Hoc facito, Hoc ne feceris, diceret ? idque visum vigilanti potiùs, quàm dormienti daret [3] ? Pourquoi font-ils plutôt part de leurs prédictions à des gens d’un esprit faible, qu’aux plus fortes têtes ? Il est facile de répondre que ceux qui veillent ne sont pas propres à être avertis ; car ils se regardent alors comme la cause de tout ce qui se présente à leur imagination, et ils distinguent fort nettement ce qu’ils imaginent d’avec ce qu’ils voient. En dormant ils ne font nulle différence entre les imaginations et les sensations. Tous les objets qu’ils imaginent leur semblent présens, et ils ne peuvent pas retenir exactement la liaison de leurs images [4] : et de là vient qu’ils se peuvent persuader qu’ils n’ont pas enfilé eux-mêmes celles-ci avec celles-là ; d’où ils concluent que quelques-unes leur viennent d’ailleurs, et leur ont été inspirées par une cause qui les a voulu avertir de quelque chose. Peut-on nier qu’une machine ne soit plus propre à un certain jeu, quand quelques-unes de ses pièces sont arrêtées, que quand celles ne le sont pas ? Disons-le même de notre cerveau. Il est plus facile d’y diriger certains mouvemens pour exciter les images présageantes, lorsque les yeux et les autres sens externes sont dans l’inaction, que lorsqu’ils agissent. Savons-nous les facilités que donnent aux auteurs des songes les effets de la maladie, ou de la folie ? Pouvons-nous douter que les lois du mouvement, selon lesquelles nos organes se remuent, et qui ne sont soumises que jusqu’à un certain point aux désirs des esprits créés, ne troublent et ne confondent les images que l’auteur du songe voudrait rendre plus distinctes ? Cicéron croit triompher sous prétexte que ces images sont obscures et embarrassées. Jam verò

  1. Il y a tel songe qui est un rébus de Picardie, comme celui dont parle Brantôme, qui présagea à Marguerite d’Autriche, destinée à épouser Charles VIII, qu’Anne de Bretagne lui enlèverai la couronne de France : elle songea que se promenant dans un jardin, un âne lui vint ôter un bouquet qu’elle tenait.
  2. C’est-à-dire, la machine humaine et l’âme humaine.
  3. Cicero, de Divinat., lib. II, cap. LXI.
  4. Voyez, tom. IX, pag. 379, l’article Lotichius (Pierre), remarque (G).