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MAHOMET II.

ligion. Car comme ils croient que Dieu est l’auteur de tous les bons événemens, ils concluent que, plus ils réussissent dans leurs guerres, et plus aussi Dieu fait paraître qu’il approuve leur zèle et leur religion. C’est cette persuasion qui fait que les Turcs haïssent et détestent les Juifs par-dessus tous les autres peuples du monde. Ils les appellent abandonnés de Dieu, à cause qu’ils n’ont point de demeure fixe sur la terre, et qu’ils n’ont aucun prince de leur nation, qui les protége et qui les défende [1] »

Le moine que j’ai cité nous dit une chose qui est digne d’attention ; c’est que les Turcs, en se regardant comme des hommes, considéraient les chrétiens comme des femmes. Comment accorderons-nous cela avec nos histoires, qui nous apprennent que les Turcs n’ont jamais vaincu les chrétiens sans être dix ou douze contre un, et sans perdre vingt fois plus de gens que les chrétiens n’en perdaient ? Si cela était vrai, les Turcs ne seraient-ils pas contraints d’avouer que les chrétiens sont de bons soldats ? Diraient-ils que ce sont des femmes ? Je ne sais que dire sur ce sujet ; mais je suis persuadé d’une part que nos chrétiens occidentaux ont toujours été d’aussi bons soldats pour le moins que les Ottomans, et de l’autre que nos histoires sont pleines de fables touchant le nombre des morts et celui des combattans : elles le grossissent prodigieusement du côté des infidèles, et ne l’amoindrissent pas moins de l’autre côté. Elles font ce que nous avons vu faire aux gazetiers de chaque parti dans ces dernières campagnes, aux deux siéges de Namur [2]. Tour à tour les gazettes des assiégés ont parlé de plusieurs assauts imaginaires, où l’ennemi perdait une infinité de monde : tour à tour elles ont tellement grossi ses pertes dans les assauts effectifs, que qui joindrait ensemble les morts, les blessés, les déserteurs, et les malades de ces relations, on ne trouverait plus personne à l’armée des assiégeans, qui eût pu entendre battre la chamade. Quoi qu’il en soit, les choses sont bien changées ; les Turcs ont montré, et dans la Hongrie, et dans la Grèce, depuis l’an 1683, qu’ils sont de pauvres soldats, et qu’ils ne sauraient résister aux troupes chrétiennes inférieures en nombre. S’ils avaient été toujours si malheureux, ils n’auraient pas pris la prospérité pour une marque de la vraie religion. Ils ont fait de très-grandes pertes dans l’Europe : nos nouvellistes ont prétendu qu’ils en avaient fait de très-funestes dans l’Asie ; car combien de fois avons nous lu dans les gazettes que la Mecque [3], que le grand Caire, et que les provinces voisines avaient été saccagées, et que la consternation était grande dans Constantinople à l’occasion de ces irruptions et de ces soulèvemens [4] ? C’étaient des hâbleries et des fraudes politiques, destinées à persuader aux peuples que toutes les troupes impériales seraient bientôt sur le Rhin. Deux ou trois petites conséquences très-aisées à tirer menaient d’abord là le lecteur.

Il semble que les Turcs depuis ces disgrâces devraient douter que leur religion fût bonne ; cependant ils ne le font point : ils ne sont pas plus capables que les autres hommes de raisonner conséquemment, et de suivre leurs principes ; ils font ce que feraient les orthodoxes, ils attribuent leurs malheurs, non pas aux défauts de leur religion, mais au peu de soin qu’ils ont eu de la pratiquer. Qu’il me soit permis de dire un mot sur l’inconstance des raisonnemens de l’homme, à l’égard de l’adversité et de la prospérité. On a là-dessus des maximes tout opposées. On vous dira, et que ceux qui veulent vivre selon la pitié souffriront persécution [5], et que la piété a les promesses de la vie présente, et de celle qui est à venir [6]. On vous dira, et que Dieu laisse prospérer les méchans en cette vie, et que si nous y prenons garde de près, nous trouverons véri-

  1. Ricaut, État présent de l’Empire ottoman, liv. II, chap. III, pag. m. 324
  2. Le premier en 1692, le second en 1695.
  3. Notez que la Mecque n’est point au Turc, comme les gazettes le supposaient.
  4. Conférez ces paroles de Juvénal, sat. VI, vs. 407 :

    Quosdam facit îsse Niphatem
    In populos, magnoque illic cuncta arva teneri
    Diluvio, nutare urbes, subsidere terras.

  5. IIe. épître à Timoth., chap. III, vs. 17.
  6. Ire. épître à Timoth., chap IV, vs. 8.