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MAHOMET.

que Dieu fait annoncer aux hommes sa vérité, de diable suscite de faux docteurs qui annoncent des hérésies. Il suscita au temps des apôtres, un Cérinthus, un Ebion, etc., et au temps des réformateurs, un Jean de Leyde, un David George, un Servet et un Socin. Le but du démon est de traverser les progrès de la vérité ; car il était naturel de croire que les juifs et les païens mépriseraient l’Évangile, dès qu’ils verraient plusieurs sectes parmi ceux qui l’annonceraient. Pareillement il y avait lieu de croire que les catholiques mépriseraient et insulteraient la réformation, dès qu’ils verraient Luther, Zwingle, Muncer, Calvin, marcher par diverses routes, et soutenir des disputes contre plusieurs chefs de parti, qui, à leur exemple, sortiraient de la communion romaine. Il vient d’abord deux objections dans l’esprit ; 1°. si ces gens-là étaient inspirés de Dieu, ils parleraient le même langage ; 2°. posé le cas qu’il fallût quitter l’ancienne doctrine, quel parti choisirions-nous parmi tant de sectes nouvelles ? Il vaut mieux demeurer où l’on se trouve que de discuter si l’une d’elles est véritable, et laquelle c’est. L’événement ne confirma pas ces conjectures selon toute leur étendue, car, quoiqu’on ne puisse nier que la multitude de faux docteurs qui s’élevèrent dans le premier siècle, et qui formèrent tant de partis dans le sein de l’Évangile naissant, n’aient fait beaucoup de tort à la bonne cause, il s’en faut beaucoup que cela n’ait fait tout le mal que le démon en avait pu espérer. Le pyrrhonisme y gagna fort peu de chose ; j’en ai déjà dit les raisons [1]. On peut appliquer cette remarque aux temps de Luther et de Calvin. Ces deux grands réformateurs ne firent pas tous les progrès qu’ils auraient faits, s’ils eussent été réunis dans les mêmes sentimens, et si tous ceux qui combattaient l’église romaine avaient tenu le même langage. Leur désunion fut un préjugé qui retint plusieurs personnes dans la communion du pape : néanmoins la religion protestante ne laissa pas de s’augmenter en peu de temps, et d’acquérir une consistance durable. Quoi qu’il en soit, tout le monde peut comprendre que le démon suit fort bien ses intérêts, s’il traverse les progrès d’une nouvelle orthodoxie, comme M. Daillé le suppose : mais il n’est pas facile de concevoir qu’ayant suscité Mahomet pour établir une fausse religion, il lui oppose les mêmes obstacles qu’aux apôtres de Jésus-Christ. D’où vient donc que de faux prophètes, émissaires de Satan, s’efforcent de perdre le mahométisme dans sa naissance ? D’où vient que Mahomet a des émules qui se vantent de l’inspiration céleste aussi bien que lui[2] ? D’où vient que Muséiléma, son disciple, l’abandonne afin de faire une secte à part[3] ? D’où vient qu’un Asouad, un Taliha, un Almoténabhi, s’érigent en prophètes, et attirent à eux autant qu’ils peuvent de sectateurs[4] ? Il n’est point facile de donner raison de ces phénomènes, si l’on ne suppose que la division n’est pas moins grande entre les mauvais anges qu’entre les hommes, ou que les hommes, sans l’instigation du démon, entreprennent de fonder de fausses sectes. Les chefs de parti que j’ai nommés traitaient Mahomet de faux prophète ; mais il s’en éleva d’autres après sa mort, qui, sans révoquer en doute son autorité, disputaient à qui entendait mieux l’Alcoran. Les deux grandes sectes qui se formèrent d’abord, celle d’Ali et celle d’Omar, subsistent encore. Souffrir cela, n’était-ce point travailler au dommage du mahométisme ? Était-ce l’intérêt du démon ?

Quelque grande que paraisse cette difficulté, on y peut faire diverses réponses. On peut dire qu’il importe peu au démon qu’un faux prophète soit traversé par de faux prophètes, et que chacun de ces imposteurs débauche les sectateurs de ses concurrens : le démon n’y perd rien ; on est à lui également, soit qu’on suive Mahomet, soit qu’on suive Muséilémi ou Almoténabhi. Les combats, les guerres, les désordres de toute nature que ces divisions produisent, sont un spectacle plus divertissant pour l’en-

  1. Dans l’article de Luther, tom. IX, p. 274, remarque (CC).
  2. Voyez Hottinger, Histor. orient., lib. II, cap. III, pag. 258.
  3. Idem, ibidem.
  4. Idem, pag. 259.