Page:Bayle - Dictionnaire historique et critique, 1820, T09.djvu/89

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
LASCARIS.

rent de Médicis le renvoya trois mois après, et le pria de continuer sa recherche partout où il y avait eu des savans. Lascaris revit Bajazet, et en reçut de nouvelles civilités. Il parcourut tout le Péloponèse, et revint comme en triomphe dans un vaisseau chargé du reste des dépouilles de la langue grecque. Mais il n’avait pas encore rangé ses manuscrits dans le superbe lieu qui leur était destiné, lorsque Laurent de Médicis mourut, et laissa l’Italie dans un calme qui ne dura guère. L’armée française entra dans Florence, et dissipa les livres aussi-bien que les autres meubles de la maison de Médicis. Non-seulement il y a là plusieurs circonstances que M. Varillas a forgées pour embellir son récit, et pour le rendre plus plein, mais aussi quelques falsifications des faits ; car il suppose, 1°. que Lascaris n’avait point de lettre de créance pour le grand-seigneur. Que veulent donc dire ces paroles de Paul Jove, Byzantium cum legatione ad Bajazetem misit ? 2°. que les rares volumes que Lascaris rassembla sont dans la bibliothéque du roi de France, l’armée française ayant pillé les livres et les autres meubles de la maison de Médicis au temps de Charles VIII. Pour réfuter là-dessus cet historien, il ne faut que le faire souvenir qu’il a dit lui-même dans un autre ouvrage [1], que la maison de Médicis fut pillée par les Florentins avant que les troupes de Charles VIII fissent leur entrée à Florence. Il dit positivement que les Florentins dissipèrent le prodigieux amas de statues, de tableaux, de livres, et de médailles, que les étrangers allaient voir avec admiration au palais de Médicis. Notez que les livres de cette bibliothéque, qui peuvent avoir été transportés dans celle du roi de France, y sont passés par un tout autre canal que celui de l’expédition de Charles VIII. Ce transport est plus moderne ; voyez le père Jacob dans son traité des bibliothéques : il vous apprendra que Catherine de Médicis apporta entre autres choses à Henri II son époux, les manuscrits de la célèbre bibliothéque des Médicis, qui furent mis dans la bibliothéque royale, où ils sont jusqu’à présent conservés [2].

Quand on m’aura prouvé que Varillas ne se fonda point uniquement sur les éloges de Paul Jove, en parlant de Lascaris dans ses Anecdotes de Florence, je verrai si j’ai eu tort de l’accuser d’être l’inventeur de la plupart des circonstances qu’il a débitées. S’il avait su ce que Paul Jove remarque dans un autre livre, il nous aurait donné une narration beaucoup plus paraphrasée ; ç’aurait été une scène toute remplie de décorations. Paul Jove raconte que le Bassa Cherséoglis fit obtenir à Jean Lascaris la permission de visiter toutes les bibliothéques de la Grèce, lorsque par ordre de Léon X il cherchait les vieux manuscrits. Nec illud quidem erga litterarum studia eximiæ benignitatis officium prætermittendum videtur, quòd Lascari, quem suprà memoravimus, Græcorum nobilissimo, pariter atque doctissimo antiquos codices jussu Leonis decimi conquirenti, cunctas Græciæ bibliothecas, impetrato ad id regio diplomate, liberè excutiendas aperuit [3]. Cet historien venait de dire que ce Bassa, s’étant fait mahométan par dépit, conservait au fond de l’âme la foi chrétienne, et avait un crucifix caché dans un cabinet, et l’adorait pendant la nuit lorsque personne n’en pouvait être témoin. Il montra ce crucifix à Jean Lascaris, qui raconta ensuite toutes ces particularités à Paul Jove. Disons quel fut le dépit qui le porta à l’abjuration extérieure du christianisme. Îl était prêt à épouser une belle fille, lorsque son père la trouvant fort à son goût s’en empara, et voulut être son mari. Cette injure outra tellement le fils, qu’il se retira aux prochaines garnisons des Turcs, et puis à Constantinople où Bajazet lui fit un très-bon accueil, et lui promit en mariage l’une de ses filles. Le jeune homme se fit mahométan, quitta son nom d’Étienne, et prit celui d’Achomat et de Cherséoglis, et devint gendre de Bajazet [4]. Quelles paraphrases, et quelles brodures ne verrait-on pas dans les

  1. Varillas, Histoire de Charles VIII, liv. III, pag. 262, à l’ann. 1494, édition de Hollande.
  2. Jacob, Traité des Bibliothéques, p. 458.
  3. Jovius, Histor., lib. XIII, fol. m. 256.
  4. Jovius, ibidem, folio 253 verso.