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LUTORIUS PRISCUS.

mort de Germanicus, il fut accusé d’en avoir composé un autre sur la mort de Drusus, pendant que ce prince était malade [a] ; et l’on soutint qu’il avait tenu toute prête cette poésie afin de la produire, sous l’espérance d’une plus grande récompense, en cas que Drusus mourût [b]. La guérison de ce prince devait obliger ce pacte à supprimer son ouvrage : cependant, il n’eut point la force de renoncer à s’en faire honneur, il le lut en présence de plusieurs dames, qui à la réserve d’une, n’osèrent nier le fait [c]. Tous les juges, excepté deux, opinèrent à la mort. Tibère, qui était absent [d], employa ses obliquités ordinaires (B), quand il eut su l’exécution de cette sentence, et fit quelques règlemens pour l’avenir. Manius Lépidus, qui n’opinait qu’au bannissement, donna un tour fort ingénieux à son suffrage (C). Nous verrons comment l’avocat Arnauld, qui s’en servit dans son plaidoyer contre les jésuites, fut critiqué par le père Richeome (D). M. Moréri a fait quelques fautes (E).

(A) Il fut puni du dernier supplice pour une faute qui ne semble pas capitale. ] Il n’est pas facile d’établir l’espèce de cette action. De fort habiles gens [1] croient que la faute de Lutorius consistait en ce qu’il trompa Tibère, en lui présentant une élégie sur la mort de Germanicus, laquelle il avait faite auparavant pour Drusus, qui était échappé d’une maladie dont on croyait qu’il mourrait. D’autres croient qu’il avait fait une satire contre Drusus. C’est le sentiment de Théophile Raynaud : Ex eâ item lege [2], dit-il [3], Lutorus Priscus apud Dionem lib. 57, quòd in Drusi œgrotantis rnortem, famosum carmen scripsisset, mort jussus est senatus decreto. Ces deux sentimens me paraissent faux : j’aimerais mieux dire qu’on accusa Lutorius d’avoir eu l’audace de compter pour mort le fils de Tibère, et de composer même des vers sur cela avant le temps. L’auteur des Nouvelles de la République des Lettres, duquel j’emprunte ces paroles, ajoute tout aussitôt [4] : Il est certain qu’on s’expose aux rigueurs de la justice, lorsqu’on ose déclarer en certaines occasions le jugement sinistre qu’on fait de la maladie des rois. Le médecin du Val fut envoyé aux galères, parce qu’on trouva dans son cabinet un papier où il avait prédit que Louis XIII mourrait avant la canicule de l’an 1631. Le fait se trouve dans certains mémoires du duc d’Orléans, qui parurent l’an 1685. Les paroles de Manius Lépidus ne combattent pas autant que l’on s’imagine l’opinion à quoi je m’arrête ; car dans un temps de flatterie, on ne fait point difficulté d’avancer, qu’un poëte qui, au lieu de faire des vœux, et d’avoir de la confiance en la fortune de la république, pendant que l’héritier présomptif de la couronne est malade, chante la mort de ce prince, et communique à ses amis les noires et tristes idées d’un état si lamentable qui n’est pas encore arrivé ; qu’un tel poëte, dis-je, s’occupe d’une pensée exécrable, et qu’il en occupe ses auditeurs. Si, patres conscripti, unum id spectamus quàm nefariâ voce Lutorius Priscus mentem suam et aures hominum polluerit, neque carcer, neque laqueus, ne ser-

  1. Tacitus, Annal., lib. III, cap. XLIX, ad ann. 774.
  2. Corripuit delator, objectans ægro Druso composuisse, quod si exstinctus foret, majore premio vulgaretur. Tacitus, ibidem.
  3. Ut delator exstitit, ceteris ad dicendum testimonium exterritis, sola Vitellia nihil se audivisse adseveravit. Tacit., ibid.
  4. Dio, lib. LVII, pag. m. 707.
  1. Amelot de la Houssaye, Morale de Tacite, de la Flatterie, num. 17, pag. m. 30, 31. Il a changé de sentiment dans sa version des Annales de Tacite.
  2. C’est-à-dire la loi in famosos libellos.
  3. Th. Raynaudus, de malis et bonis Libris, num. 113, pag. m. 72, 73.
  4. Mois de juin 1686, pag. 633.