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LUGO.

la Foi, que j’ai eu l’honneur de prendre de lui à Rome, lorsque j’y étais son disciple.

(C) On rapporte des choses fort singulières sur le peu d’ambition de ce jésuite. ] Il fut créé cardinal sans avoir été averti, ni sans avoir eu le moindre soupçon que le pape eût ce dessein. Ayant su la nouvelle de sa création, il en fut presque consterné, et il ne fit point au porteur de la nouvelle le présent qui lui était dû selon la coutume : il allégua pour raison que cette nouvelle lui était désagréable, et il ne voulut point que le collége des jésuites donnât des marques de joie, ni des vacances aux écoliers. Il regarda comme son cercueil le carrosse que le cardinal François Barberin lui envoya ; et lorsqu’il fut au palais du pape, il déclara aux officiers qui voulaient l’habiller à la cardinale, qu’il voulait avant toutes choses, représenter à sa sainteté, que les vœux qu’il avait faits, en tant que jésuite, lui défendaient d’accepter le chapeau de cardinal. On lui répondit que le pape l’avait dispensé de ces vœux-là : Les dispenses, répliqua-t-il, laissent un homme dans sa liberté naturelle ; et si l’on me laisse jouir de ma liberté, je refuserai toujours le cardinalat. Il fallut donc qu’on l’introduisît auprès du pape : il lui exposa ses raisons, et lui demanda si sa sainteté lui commandait, en vertu de sainte obédience, d’accepter cette dignité : le pape lui répondit qu’oui, et alors de Lugo acquiesça humblement, et baissa la tête pour recevoir le chapeau. La pourpre ne l’empêcha point de retenir toujours auprès de lui un jésuite, comme un témoin perpétuel de ses actions : il continua de s’habiller et de se déshabiller lui-même, sans souffrir qu’aucun de ses domestiques l’aidât en cela. Il ne fit point tendre des tapisseries dans son hôtel, et il y mit un tel ordre que ce fut une espèce de séminaire. Voilà une bonne partie de ce que conte le père Sotuel [1] : chacun en croira ce qu’il voudra.

(D) Il distribuait libéralement du quinquina. ] Ce fébrifuge vient du Pérou. Il fut porté à Rome l’an 1650, par les jésuites ; de là vient qu’en certains lieux on le nomma poudre des jésuites. On tâcha de le décrier, et cela fut cause que le père Fabri publia un livre, à Rome, l’an 1655, intitulé : Pulvis peruvinus febrifugus vindicatus [2]. Cette poudre coûtait beaucoup en ce temps-là, comme le remarque le bibliothécaire Sotuel. Il relève par ce moyen la charité de son cardinal. Quibusque (pauperibus) corticem peruvianum, non levis pretii, contra febres, benignè et liberaliter distribuebat [3]. On a remarqué dans le Dictionnaire de Furetière, au mot Quinquina, que ce fébrifuge fut nommé au commencement, la Poudre du cardinal de Lugo.

(E) Il inventa l’hypothèse des points enflés. ] Pour parler plus exactement, je pense qu’il faudrait dire que, trouvant cette hypothèse presque abandonnée, il l’adopta et la fit valoir. Elle ne remédie point aux difficultés que l’on propose contre les points mathématiques, et d’ailleurs elle enferme manifestement une absurdité incompréhensible ; c’est qu’un corpuscule qui en lui-même n’a ni parties ni étendue, peut se gonfler de telle sorte qu’il remplit plusieurs parties d’espace. La doctrine ordinaire des scolastiques, touchant la raréfaction, donnait lieu à Jean de Lugo d’éluder les grands inconvéniens de cette étrange absurdité. Les scolastiques enseignent qu’un corps qui se raréfie occupe un plus grand espace qu’auparavant, sans acquérir de nouvelles parties de matière. Le même corps, disent-ils, occupe tantôt un plus grand espace, tantôt un plus petit. Mais comme cette doctrine est absolument incompréhensible et contradictoire, elle ne pouvait fournir à ce jésuite qu’un très-petit avantage. Voyez de quelle manière Arriaga le réfute sans le nommer [4].

(F) Un fragment d’une de ses lettres nous a découvert un mystère assez curieux. ] Les jésuites « n’ensei-

  1. Biblioth. Script. societ. Jesu, pag. 472. Nicolas Antonio, Biblioth. hispan., tom. I, pag. 556, dit en général les mêmes choses.
  2. Il se déguisa à la tête de ce livre sous de nom d’Antimus Coningius. Sotuel. Biblioth. Script. societ. Jesu, pag. 350. Je crois qu’au lieu de Coningius, il fallait dire Conygius, nom formé du grec, pour signifier une poudre de santé.
  3. Idem, ibidem, pag. 472.
  4. Roder. de Arriagâ, disput. XVI physicæ, sect. IX, pag. 421 et seqq., edit. Paris., 1639.