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LUCRÈCE.

tant de masses tombantes autour d’eux, et peut-être dessus leurs têtes ? car le hasard ne les connaît pas pour les respecter[1]. » Notez que cet écrivain observe[2] que la plupart des épicuriens ont dit que les dieux…… ne sont point composés d’atomes. On peut voir ce que j’allègue là-dessus dans la remarque (G) de l’article d’Épicure[3]. Ils comprirent que la félicite éternelle qu’ils attribuaient aux dieux ne pouvait point compatir avec un tissu d’atomes : il fallut donc leur attribuer une autre nature ; mais par-là ils renversèrent les articles fondamentaux de leur système, ce dogme capital qui est la base de leur physique, que les atomes et le vide sont les principes de toutes choses. Je ne pense pas que Lucrèce eût jamais pu se tirer de ce mauvais pas. Il lui eût fallu abandonner, ou l’éternité bienheureuse de ses divinités, ou le nombre binaire de ses principes ; car il n’y a point de moyen de retenir l’un et l’autre de ces deux dogmes. Nous pouvons juger par-là que l’hypothèse de l’existence des dieux, qui dans le système d’Anaxagoras, et de quelques autres philosophes, est le plus beau fleuron de la couronne, et la plus noble et la plus excellente pièce de la machine, est l’endroit faible du système des épicuriens. Leur chef s’étant délivré de toute crainte par rapport à la justice divine, se trouva d’ailleurs plus embarrassé de ses dieux, que s’il leur eût attribué une providence. Il n’osait les nier, et il ne savait qu’en faire, ni où les placer. Tout ce qu’il en pouvait dire faisait une brèche à son système, et l’exposait à des objections insurmontables. Voyez comment Cicéron l’a tourné en ridicule, et sur la subtilité du corps des dieux[4], et sur leur figure humaine[5], etc.

Le sieur Cotin lui reproche de s’être visiblement contredit sur le chapitre de la providence de Dieu. « Que diriez-vous, si par un passage précis et formel d’Épicure je vous fais voir que non-seulement il a cru une déité ; mais qu’il a même reconnu sa providence ?…… C’est en l’Épître à Ménécée[* 1]. Il est certain qu’il y a des dieux : mais il faut bien prendre garde d’attribuer à Dieu, remarquez, lequel est un être immortel et bienheureux, aucune qualité qui répugne à son immuable félicité. Non, celui n’est point impie, qui ne croit pas cette foule de dieux que la plus grande partie des hommes imagine et ne vit jamais : mais celui qui croit d’eux des choses indignes et basses. Les dieux envoient à ces profanes qui les déshonorent par leurs fausses opinions, des calamités sans nombre, et comblent de biens au contraire les bons et les sages. En voici la raison ; pour ce qu’ils aiment leurs semblables, et croient que ce qui n’est pas conforme à la vertu, n’est pas aussi convenable à leur nature. Sénèque, Épictète, et Platon même, ne pourraient pas parler plus divinement. Tu es religieux, Épicure, au fond de l’âme, pour ce que la nature ne se peut totalement démentir. C’est dommage seulement, que tu ne puisses dire ce que tu dis sans être contraire à toi-même[6]. » Voilà une apostrophe et une moralité que l’auteur aurait mieux placées s’il les avait mises dans quelqu’un de ses sermons. Où qu’il les eût mises, elles eussent été mal fondées, car il n’est point vrai qu’Épicure ait jamais écrit à Ménécée ce que Cotin lui a imputé. Rapportons les paroles grecques avec l’interprétation latine du docte Gassendi, nous y verrons nettement la pensée d’Épicure, et nous l’y trouverons aussi éloignée du sens de Cotin, que le ciel l’est de la terre. Ἀσεϐὴς δὲ οὐχ’ ὁ τοὺς τῶν πολλῶν Θεοὺς ἀναιρῶν, ἀλλ᾽ ὁ τὰς τῶν πολλῶν δόξας Θεοῖς προσαπτων. Οὐ γὰρ προλήψεις εἰσὶν, ἀλλ᾽ ὑπολήψεις ψευδεις αἱ τῶν πολλῶν ὑπὲρ Θεῶν ἀποϕάσεις. Ἔνθεν καὶ μεγίςας βλάβας οἴονται, τοῖς κακοῖς ἐκ Θεων ἐπάγεσθαι, καὶ ὠϕελείας τοῖς ἀγαθοῖς. Ταῖς γὰρ ἰδίαις οἰκειούμενοι διὰ παντὸς ἀρετᾶις τοὺς ὁμοίους ἀποδέχονται, πᾶν

  1. (*) Diog. Laërt., en la Vie d’Épicure.
  1. Cotin, Théoclée, dialogue III, p. 57.
  2. Là même, pag. 58.
  3. Citation (81) et suivantes.
  4. Cicero, de Naturâ Deor., lib. I, sect. LXVIII, pag. 95, et lib. II, sect. LIX, pag. 313.
  5. Idem, ibid., lib. I, sect. XCI, p. 132.
  6. Cotin, Théodée, pag. 59.