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LUCRÈCE.

que l’âme, en tant qu’âme, survive à l’homme : il n’y a donc aucune contradiction dans sa doctrine, et il ne peut pas être allégué comme un exemple des contradictions où tomberaient les Chinois, s’ils assuraient d’un côté que l’âme n’est autre chose que les parties les plus subtiles du Thi-Kié, ou de la matière, et s’ils prétendaient de l’autre, qu’elle descend dans les tableaux des morts de la plus haute région de l’air où elle était remontée[1].

(S) Il aurait eu infiniment plus de peine à maintenir les attributs de ses dieux. ] Une tranquillité parfaite, et un bonheur accompli étaient les qualités principales qu’il attribuait aux dieux[2]. Il soutenait d’autre côté que la nature des choses ne contenait que le vide et que les corps.

Omnis, ut est, igitur, per se, natura, duabus
Consistit rebus ; nam corpora sunt, et inane[3].


Il allègue ses raisons et puis il conclut :

Ergò præter inane, et corpora, tertia per se
Nulla potest rerum in numero natura relinqui ;
Nec, quæ sub sensus cadat ullo tempore nostros,
Nec, ratione animi quam quisquam possit apisci.
Nam, quæcunque cluent, aut hic conjuncta duabus
Rebus ea invenies : aut horum eventa videbis[4].


Sans être habile l’on peut s’apercevoir aisément que ces deux dogmes de Lucrèce s’accordent très-mal ensemble. J’aurais pu donc découvrir la difficulté qu’on verra bientôt ; mais je n’en ai pas eu le temps, je l’ai trouvée, je l’ai lue toute faite dans un ouvrage du sieur Cotin, avant que j’eusse considéré cette matière. Or comme il est juste de rendre à chacun ce qu’on lui doit, je me servirai des paroles de cet écrivain. Les dieux ont des corps, ou comme des corps, puisque outre le vide, les corps, et ce qui résulte de leur union, on ne peut pas seulement concevoir une autre nature. C’est ce qu’Épicure enseigna positivement.

Rien n’est dans l’univers que le vide et les corps,
Et ce qui se fait d’eux par discordans accords :


dit l’interprète du philosophe, lequel croit davantage, que si l’âme était incorporelle, elle ne pourrait rien faire ni rien souffrir. Quelle serait donc la félicité des dieux, s’ils étaient incorporels[5] ? ………… Leurs corps sont composés d’atomes ? ……… et il y a du vide entre les parties qui composent ces corps divins ? …… puisque le vide et les atomes sont les principes de tout. Tout corps …… se peut résoudre aux parties qui le composent, et l’amas des atomes ……… ne peut subsister éternellement, de même sorte : ils sont trop inquiets, et trop mobiles pour demeure toujours en repos[6]. Cotin infère de tout cela : « Que les dieux d’Épicure, quoique déchargés des affaires humaines, ne sont point si heureux ni si tranquilles qu’il s’imagine : ils ne sont point sans appréhension et sans crainte de cette dernière séparation d’atomes, qui étant une fois épandus par le vide, ne se rassembleront jamais. Ainsi, dit ce philosophe, les parcelles qui composent l’âme étant une fois éparses, ne se pourront réunir de tous les siècles, autrement nous pourrions être, après n’avoir plus été : c’est-à-dire que la résurrection serait possible naturellement. Hypothèse pourtant qui peut être tirée de l’épicurisme[7] : car pourquoi le même hasard qui a jadis réuni les petits corps dont furent faits Pythoclès et Métrodore, ne les pourra-t-il pas un jour rassembler ?… Davantage, les dieux épicuriens ayant établi leur séjour entre les mondes innombrables qui se renversent les uns sur les autres, et dont le fracas est épouvantable, comment peuvent-ils soutenir sans une extrême inquiétude, la pesanteur de

    Crede animam quoque diffundi, multoque perire
    Ocius, et citiùs dissolvi corpora prima,
    Cùm semel omnibus è membris ablata recessit, etc.
    Lucret., lib. III, vs. 437, pag. 155.

  1. Lettre d’un docteur… au père le Comte, etc., pag. 43.
  2. Voyez la remarque (E), au commencement.
  3. Lucretius, lib. I, vs. 420.
  4. Idem, ibid., vs. 446.
  5. Cotin, Théoclée ou la vraie Philosophie des principes du Monde, dialogue III, pag. 54.
  6. Là même, pag. 56.
  7. Nous avons vu ci-dessus, citation (110), que Lucrèce reconnaît positivement cette possibilité.