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LUCRÈCE.

(R) Ceux qui prétendent qu’il n’a pu parler de la sorte sans se contredire n’avaient guère……… compris ses sentimens. ] Lactance lui reproche cette contradiction, et s’imagine que la force de la vérité le vainquit, et se glissa dans son âme sans être aperçue. Denique idem Lucretius oblitus quid assereret et quod dogma defenderet, hos versus posuit :

Cedit item retrò de terrâ quod fuit antè
In terram, sed quod missum est ex ætheris oris
Id rursùs cœli fulgentia templa receptant.


Quod ejus non erat dicere, qui perire animas cum corporibus disserebat ; sed victus est veritate, et imprudenti ratio vera surrepsit[1]. Un dominicain qui a écrit depuis peu sur l’Idolâtrie chinoise, approuve parfaitement cette observation de Lactance, et s’en sert pour soutenir ce qu’il doit prouver contre les jésuites.[2] « Ce ne serait pas une chose surprenante que les Chinois se contredissent eux-mêmes, puisque Lucrèce, l’un des plus savans philosophes de la secte des épicuriens, qui osa combattre ouvertement la doctrine de l’immortalité de l’âme, confessa néanmoins que si elle se dissipait après la mort, c’est que ce qu’elle avait de grossier se perdait dans la terre, et que ce qu’elle avait de plus subtil et de céleste remontait dans la troisième région de l’air ou dans le ciel. C’est ainsi, dit Lactance, qu’il tomba dans une contradiction manifeste sur le sujet de l’âme[3]……… Le sentiment des savans de la Chine sur ce point ressemble tout-à-fait à celui de Lucrèce : ils s’expliquent à peu près comme lui. Ce philosophe soutient que l’âme périt avec le corps ; et cependant il confesse que les plus subtiles de ses parties vont se rejoindre au ciel, d’où elles sont descendues. Il se contredit, tout habile homme qu’il est ; et vous nous objectez[* 1] comme un grand inconvénient, que les Chinois, qui sont des gens d’un esprit très-médiocre, sans subtilité, sans pénétration et presque sans principes, comme vous le témoignez dans vos mémoires, se contrediraient eux-mêmes, s’ils croyaient que les tableaux des morts sont les siéges de leurs esprits. » Si la contradiction des Chinois n’est pas plus crasse que celle dont on accuse Lucrèce, les adversaires des jésuites n’y gagneront rien ; car il est sûr que Lactance n’a nulle raison de croire que Lucrèce se soit contredit. Voyez les vers que j’ai rapportés dans la remarque (G) de l’article Jupiter[4]. Ils précèdent immédiatement ceux que Lactance rapporte, et ils ne signifient autre chose sinon que la terre, imprégnée des atomes qui tombent du ciel avec la pluie, produit les plantes, et les bêtes, et les hommes. Lucrèce veut prouver en cet endroit-là que deux sortes de matières, insensibles l’une et l’autre, peuvent composer un tout sensible. La terre est insensible, les semences qu’elle reçoit dans son sein, et que le ciel lui envoie, sont insensibles ; cependant la terre, rendue féconde par ces semences, produit et nourrit des corps qui ont la vie et le sentiment. La mort désunit les parties de ces corps-là, et ne détruit aucune matière. Celles que la terre avait fournies sont redonnées à la terre ; et celles qui étaient descendues de la région de l’éther y remontent. Cela veut dire manifestement que les parties subtiles qui composent l’âme, selon le système d’Épicure, s’évaporent et s’exhalent quand l’homme meurt, et se dissipent dans l’air à peu près comme nous voyons que par l’analyse chimique des mixtes, les parties spiritueuses gagnent le haut, et les terrestréïtés demeurent au fond du vase. Lucrèce ne prétend pas, comme le suppose le dominicain, que les parties de l’âme vont se rejoindre au ciel, d’où elles sont descendues ; de sorte qu’elles persévèrent dans l’état d’âme et de substance pensante. Il les suppose dissipées et insensibles comme elles l’étaient avant la vie de l’animal[5] : il ne croit donc point

  1. (*) Mémoires du père le Comte, lettre 8.
  1. Lactant., lib. VII, c. XII, p. m. 480.
  2. Lettre d’un docteur de l’ordre de Saint-Dominique, sur les Cérémonies de la Chine, au R. P. le Comte, de la compagnie de Jésus, pag. 43, 44, édit. de Cologne, 1700.
  3. L’auteur met ici les paroles de Lactance, que l’on a vues ci-dessus, citation (111).
  4. Citation (58).
  5. Et nebula ac fumus quoniàm discedit in auras :