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LUCRÈCE.

sera qu’une continuation du mal qu’elle avait souffert pendant que le composé subsistait. Appliquez cela à notre âme, et vous verrez que si elle conservait le sentiment après notre mort, il serait très-vrai de dire que la même nature qui avait souffert la faim, le froid, la fièvre, la gravelle, etc., dans le corps humain, souffre d’autres choses hors du corps humain, et que la consolation de Lucrèce est chimérique et ridicule. Que vous importe, dit-il, que votre âme soit misérable après votre mort ? vous êtes un homme, elle ne sera point un homme, et par conséquent les malheurs de l’âme ne vous appartiennent point. Conséquence pitoyable ! C’est comme si Pythagore avait dit à un mourant, votre âme ira dans le corps d’un bœuf, qui sera presque toujours attaché à la charrue, et qu’on laissera périr de faim quand il sera vieux, mais cette souffrance ne vous regarde pas, puisqu’un bœuf n’est pas un homme. Ne serait-ce pas une belle consolation ? On ne prend pas assez garde à cette doctrine, que le sujet des accidens demeure toujours le même en nombre dans toutes les transformations des corps. Les mêmes atomes qui composent l’eau sont dans la glace, dans les vapeurs, dans les nues, dans la grêle, dans la neige : ceux qui composent le blé accompagnent la farine, la pâte, le pain, le sang, la chair, les os, etc. S’ils étaient malheureux sous la forme d’eau, et sous la forme de glace, ce serait la même substance en nombre, qui serait à plaindre sous ces deux états, et par conséquent tous les désastres qui seraient à craindre sous la forme de farine, appartiennent aux atomes qui font le blé : et il n’y a rien qui doive s’y intéresser autant que les atomes du blé, encore qu’ils ne doivent pas les souffrir, en tant qu’ils forment le blé.

Réfutons présentement l’autre illusion de Lucrèce ; et servons-nous encore de l’exemple d’une montre. Si l’horloger lui disait : Je tiendrai trois ou quatre ans vos parties dans la dispersion, mais au bout de ce temps-là je les rejoindrai, et je vous remonterai. Pendant la séparation aucune partie ne sentira nulle peine, elles seront toutes dans un parfait assoupissement ; mais dès qu’elles auront été rétablies dans leur ancienne situation, leur travail, leur contrainte et leur état de souffrance reviendront : n’est-il pas vrai qu’une montre qui ajouterait foi à ces paroles serait très-persuadée qu’elle-même et non autre serait la montre qu’on remonterait au bout de trois ou quatre ans ? Elle aurait la plus grande raison du monde de le croire, et de s’intéresser comme à son sort et à son destin, à celui de cette nouvelle montre. Cependant sa première vie aurait été interrompue. Disons donc que Lucrèce examinait trop légèrement cette matière, lorsqu’il prétendait que la mort, mettant un long intervalle entre la première vie des atomes d’un corps humain, et la seconde vie des mêmes atomes, empêcherait que cette première et seconde vie n’appartinssent à un même homme. Je sais bien qu’en supposant cette espèce de résurrection, on ne laisserait pas de pouvoir dire que les malheurs qu’on aurait soufferts à Rome au temps de Marius et de Sylla, ne contribuent quoi que ce soit à notre fortune présente. Un oubli total nous séparait de ces temps-là, mais pourtant nous y eussions été malheureux, et nous serions les mêmes hommes qui auraient passé alors parlant de misères : d’où il résulte que si nous revenions encore au monde d’ici à mille ans, tous les malheurs que nous aurions à souffrir dans cette nouvelle vie nous appartiendraient proprement : et la connaissance certaine d’un tel avenir nous devrait causer de l’inquiétude. Lucrèce n’a donc pas raisonné comme il fallait. Il n’y a que deux partis à prendre pour calmer raisonnablement les frayeurs de l‘autre vie. L’un est de promettre la félicité du paradis ; l’autre est de promettre la privation de toute sorte de sentiment. Notez que les spinosistes ne peuvent avoir aucune part ni à l’une ni à l’autre de ces deux consolations. Toute leur ressource consiste à se préparer à une circulation perpétuelle et infinie de formes, que la pensée accompagnera toujours, mais sans qu’ils sachent s’ils y seront plus heureux ou plus malheureux que sous la figure humaine.