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LUCRÈCE.

plutôt qu’une perte ; car on gagne l’exemption des malheurs de cette vie. Or, soit que les maux de cette vie surpassent les biens, comme l’ont cru beaucoup de gens, soit qu’ils ne fussent que les égaler, c’est un avantage que d’être insensible ; car il n’y a point d’homme bien éclairé sur ses intérêts, qui ne préférât quatre heures de bon sommeil, à deux heures de plaisir, et à deux heures de déplaisir, l’un égalent l’autre[1].

Voyons un nouveau paralogisme de Lucrèce. Il prétend que la mort ne nous concernerait pas quand même le sentiment subsisterait dans les parties dissoutes, ou quand même le hasard produirait avec le temps une nouvelle réunion du corps et de l’âme. Sa raison est que nous sommes un composé d’âme et de corps, et qu’ainsi rien ne nous concerne que ce qui nous appartient, en tant que nous sommes ce composé. Comme donc l’âme séparée du corps n’est point un homme, ce qu’elle pourrait sentir en cet état-là ne serait point un sentiment d’homme ; et sous prétexte que l’âme de Scipion serait malheureuse après la mort de Scipion, il ne serait pas vrai de dire que Scipion serait malheureux. Je me sers de cet exemple, quoiqu’il ne soit pas contenu dans ces paroles de Lucrèce :

Et si jam nostro sentit de corpore, postquàm
Distracta’st animi natura, animæque potestas :
Nil tamen hoc ad nos, qui cœtu, conjugioque
Corporis atque animæ consistimus uniter apti[2].


Il croit, possible que les mêmes atomes dont un homme a été composé, et qui se dissipent par la mort, reprennent avec le temps la même situation, et reproduisent un homme : mais il veut que les accidens de ce nouvel homme ne concernent en aucune manière le premier : l’interruption de la vie, ajoute-t-il, est cause que nous n’avons aucun intérêt à ce qui arrivera, en cas que les siècles à venir nous redonnent la même nature humaine que nous avons eue. L’état ou nous étions autrefois nous est aujourd’hui une chose entièrement indifférente : disons le même de tous les états où nous pourrons nous trouver à l’avenir.

Nec, si materiam nostram conlegerit ætas
Post obitum, rursùmque redegerit, ut sita nunc est ;
Atque iterùm nobis fuerint data lumina vitæ,
Pertineat quidquam tamen ad nos id quoque factum,
Interrupta semel cùm sit repetentia nostra,
Et nunc nil ad nos de nobis attinet, antè
Qui fuimus, nec jam de illis nos afficit angor,
Quos de materiâ nostrâ nova proferet ætas.
Nam cùm respicias immensi temporis omne
Præteritum spatium, tum motus materiaî
Multimodi quàm sint ; facilè hoc adcredere possis,
Semina sæpè in eodem, ut nunc sunt, ordine posta :
Nec memori tamen id quimus deprendere mente.
Inter enim jecta’st vitaî pausa, vagèque
Deerrârunt passim motus ab sensibus omnes[3].


Si Lucrèce a espéré de persuader ces deux points de physique aux personnes qui savent approfondir une question, il s’est mal servi de ses lumières. Voici un exemple qui nous le fera voir clairement, quoique je le suppose à plaisir. Représentons-nous une montre, et supposons qu’elle est animée, et qu’elle sent, et qu’elle connaît ce que l’horloger lui dit. Supposons après cela qu’il lui annonce qu’il s’en va la démonter, et qu’il ne laissera pas deux roues l’une proche de l’autre ; mais qu’universellement toutes les pièces seront séparées, et mises chacune à part dans une boète ; que le sentiment se conservera malgré cette destruction, et que l’âme ou le principe de la vie retiendra ses facultés par rapport à la douleur et à la joie, etc. N’est-il pas certain dans cette supposition, que la montre se devra intéresser à ces sentimens, qu’on lui dit que la dispersion de ses parties ne finira pas ? Elle n’en sera point affectée en tant que montre, mais il suffit pour son malheur qu’en tant que substance sensitive, elle souffre le chaud et le froid, la douleur et le chagrin, etc. Elle sera très-certainement la même substance qui avait été exposée à ces malheurs-là dans la montre, et le mal qu’elle souffrira après la destruction du composé ne

  1. Voyez Lucrèce, lib. III, vs. 913 et suivans ; où il recourt à la comparaison du sommeil pour réfuter ceux qui allèguent les biens dont la mort nous prive. Il réfute aussi très-bien les autres raisons de ceux qui se fâchent de mourir.
  2. Lucret., ubi suprà, vs. 855, p. m. 173.
  3. Idem, ibid., vs. 859.