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LUCRÈCE.

d’où l’on puisse raisonnablement inférer que l’auteur était débauché ; tant s’en faut que l’on puisse dire qu’il y étale la corruption de ses propres mœurs. J’avoue qu’il y explique en termes fort sales certaines choses qui concernent la génération ; mais nos médecins les plus estimés et les plus honnêtes n’en disent-ils pas pour le moins autant, dans les livres où ils traitent de ces matières, et de plusieurs autres ? Lisez les dissertations de M. Menjot, qui était de la religion, et un parfaitement honnête homme ; lisez, dis-je, sa dissertation de Sterililate, vous y trouverez des vers de Lucrèce précédés d’une explication, qui, pour ne rien dire de pis, ne cède point aux vers mêmes. Causis etiam sterilitatis annumeratur incompositus inter coëundum motus, dum scilicet clunibus et coxendicibus sublevatis lumborum crispitudine fluctuat, sive ut dixit Martialis [* 1] vibrat sinè fine pruriens lascivos docili tremore lumbos fæmina οἰϕόλις (Latini crissare, Græci πτερυγίζειν appellant) undè belluæ à naturâ edoctæ in congressu citrà σόϐησιν quietæ perstant, Lucretius [* 2] quem nescias utrumne inter poëtas an inter philosophos numeres, hanc rationem reddit,

Nec molles opu’ sunt motus uxoribus bilum,
Nam mulier prohibet se concipere atque repugnat,
Clunibus ipsa viri venerem si læta retractet,
Atque exossato ciet omni pectore fluctus.
Ejicit enim sulci rectâ regione viâque
Vomerem, atque locis avertit seminis ictum.
Idque suâ causâ consuerunt scorta moveri
Ne complerentur crebrò, gravidæque jacerent[1].


Il y a une grande différence entre les poëtes qui publient des saletés à la manière de Catulle et d’Ovide, et les poëtes qui, pour expliquer les effets de la nature, sont obligés de se servir de mots obscènes. Lucrèce doit être mis dans cette dernière classe, et par conséquent son style ne peut point tirer à conséquence contre ses mœurs. Il n’en va pas de même de Catulle et de ses semblables, qui ne publient des ordures que pour faire l’histoire de leurs amours, ou qu’afin d’exciter le monde à la débauche la plus impure. En un mot Lucrèce est un poëte physicien, et les autres font des vers galans : il lui est permis de se servir du style des médecins ; mais l’obscénité n’est point supportable dans des vers de galanterie. Je ne parle point du poëme où l’abbé Quillet apprend aux hommes à faire de beaux enfans[2] : je n’ignore point les coups que M. Baillet lui porte[3] ; ainsi je m’abstiens de dire que si un poëte chrétien, un poëte ecclésiastique[4], ne s’est point banni du nombre des honnêtes gens, par les descriptions qu’il a données sur le sujet de la génération[5], Lucrèce n’en doit point être banni.

Je ne me veux point prévaloir du témoignage de Denys Lambin. C’est un auteur qui voulant prouver par des exemples la pudeur avec laquelle les anciens poëtes décrivaient ce qui concerne l’exercice vénérien[6], allègue entre autres passages celui de Lucrèce que j’ai cité ci-dessus[7]. Ad genera verecundiora redeo. Pindarus Apollinis cum Cyrenâ concubitum narrans, ita tectis verbis utitur, ut ne virginales quidem aures eis offendi posse videantur hoc modo

Ἦ ῥὰ καὶ ἐκ λεχέων
Κεῖρεν μελιηδέα ποίαν, etc.
(Pyth. 9. 64.)


id est, licetne ex ejus cubili suavem herbam tondere ? et ibid. de Antei filiâ, quam pater optimè currenti præmium proposuerat.

… χρυσοςεϕάνου δέ οἱ ἥϐας
Καρπὸν ἀνθήσαντ᾽ ἀποδρέψαι ἔθελον,
(Pyth. 9. 192.)


id est, cursores autem florentem ei pubertatis aureæ fructum decerpere volebant. Lucret. libr. 4. in extr. de muliere motum adhibente in concubitu.

Ejicit enim sulci rectâ regione, viâque
Vomerem ; atque locis avertit seminis ictum[8].


  1. (*) 5. Epigr. 79.
  2. (*) L. 4.
  1. Antonius Menjotius, dissertat. pathologicarum, parte III, pag. 41. Voyez aussi sa dissertation de Furore uterino.
  2. Voyez M. Baillet, Jugem. sur les poëtes tom. V, pag. 61. Ce poëme de l’abbé Quillet a pour titre Callipædia.
  3. Là même, et pag. 62.
  4. C’est selon la supposition de M. Baillet. Voyez l’article Quillet, tom. XII.
  5. Baillet, Jugemens sur les poëtes, tom. V, pag. 61.
  6. Libet hùc annotare quàm verecundè, quàm lectis verbis soleant poëtæ rei venereæ turpitudinem signficare. Lambinus in Horat. ode V, lib. II.
  7. Citation (38) : il est dans le IVe. livre, vs. 1263.
  8. Lambin. in Horat. ode V, lib. II, pag. m. 128., 129.