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LUCRÈCE.

Augustin a fait mention à l’égard de cette dame païenne. Que sait-on, dit-il, si elle ne se sentait pas coupable de quelque consentement, et si ce ne fut point la raison pourquoi elle se tua ? Quid si enim, (quod ipsa tantummodô nosse poterat,) quamvis juveni violenter irruenti, etiam, suâ libidine illecta consensit, idque in se puniens ita doluit, ut morte putaret expiandum ? Quamquàm nec sic quidem occidere se debuit, si fructuosam posset apud deos falsos agere pœnitentiam. Verumtamen si fortè ita est, falsumque est illud, quòd duo fuerunt, et adulterium unus admisit, sed potius ambo adulterium commiserunt, unus manifestâ invasione, altera latente consensione, non se occidit insontem[1]. Ce sont des soupçons déraisonnables. Il faut croire que son cœur ne perdit rien de sa pureté, et qu’on lui ôta par force une pudicité immaculée[2]. C’est la traduction littérale des paroles dont Brutus se sert dans Denys d’Halicarnasse. Notez qu’on peut croire raisonnablement que personne n’aurait jamais su l’action du fils de Tarquin, si Lucrèce ne l’eût révélee.

(F) Le père le Moine … a fait l’apologie de cette dame, et il a dit qu’elle surpassa ses divinités. ] « J’ai vu, dit-il[3], le procès que l’on fait à sa mémoire, et la sentence qui lui est attachée dans les livres de la Cité de Dieu. J’ai assisté quelquefois aux déclamations qu’une des plus hautes et des plus fortes vertus de son sexe[4] a coutume de faire contre elle : et j’avoue que si elle est jugée par le droit chrétien et selon les lois de l’Évangile, elle aura peine de justifier son innocence…… Néanmoins, si elle est tirée de ce tribunal sévère, où il ne se présente point de vertu païenne, qui ne soit en danger d’être condamnée : si elle est jugée par le droit de son pays, et par la religion de son temps, elle se trouvera des plus chastes de son temps, et des plus fortes de son pays : la noble et vertueuse philosophie, qui l’accuse si souvent, l’absoudra de son malheur, et se réconciliera avec elle ; et chacun avouera que son péché fut moins de sa faute, que de l’imperfection du droit romain, qui ne l’avait pas bien réglée ; et des scandales de la religion, qui ne lui avait donné que de mauvais exemples. En effet, le droit de ce pays-là n’était alors qu’un droit superficiel et de montre …… Quant à la religion romaine, qui érigeait les courtisanes en déesses, et sacrifiait à des adultères, il ne fallait pas attendre qu’elle fît des vierges, ni des femmes chastes. En cela Lucrèce, voire Lucrèce violée, fut meilleure que les dieux de Rome. Ce ne fut pas l’amour du plaisir, ni la crainte de la mort, qui la firent faillir ; ce fut l’amour de l’honneur, et la crainte excessive qu’elle eut de le perdre. Et si elle n’eut pas la fermeté de Susanne, qui ne plia ni sous la mort, ni sous l’infamie, il suffit de dire pour l’excuser, qu’elle ne croyait point au dieu de Susanne : et le miracle eût été trop grand, si une païenne eut égalé une des plus hautes vertus des fidèles, sans la loi et sans les grâces qui faisaient les fidèles. Ne feignons donc point de louer Lucrèce…… Ne pouvant de ses seules mains résister à la force armée, elle la repoussa de l’esprit : et son âme s’éleva autant qu’elle put, pour n’être point tachée de l’impureté qui souilla son corps[5]. »

  1. Idem, ibidem, pag. 68.
  2. Τὴν ἀμίαντον ἀϕαιρεθεῖσα αἰδῶ μετὰ βίας Impolluta pudicitia per vim spoliata. Dionys. Halicarn. lib. IV, cap. LXXXII, pag. 274. Ces paroles réfutent la critique de Henri Étienne. Voyez ci-dessus la remarque (D) aux 1er. et 2e. alinéa.
  3. Le père le Moine, Galerie des femmes fortes, pag. 188, 189 Édit. de Hollande, 1660.
  4. Je voudrais bien savoir de quelle personne le père le Moine parle ici.
  5. Le père le Moine, Galerie des femmes fortes, pag. 290.

LUCRÈCE, en latin Titus Lucretius Carus (A), a été un des plus grands poëtes de son siècle. Il naquit selon la Chronique d’Eusèbe, l’an 2 de la 171e. olympiade (B), et il se tua lui-même à l’âge de quarante-quatre ans. Cela veut dire qu’il se tua l’an de Rome 702. On